En 1992, le monde entier découvre le titre Sodade. Une douce complainte qui met en lumière une femme de 51 ans du Cap-Vert qui n’a ni le style ni l’âge requis pour devenir une star. Et pourtant… Longtemps chanteuse de bar, Cesária Évora, défie l’industrie musicale et devient une figure importante du genre étiqueté alors world music. Le documentaire de Ana Sofia Fonseca revient sur le destin improbable de celle que ses proches nomment Cize à travers de très nombreuses images inédites dénichées auprès d’amis et membres de sa famille.

En parallèle de l’histoire du Cap-Vert, Cesária Évora, la diva aux pieds nus retrace les luttes, les excès et les succès d’une femme libre et généreuse qui a popularisé la morna à l’international en dépit de toute logique commerciale. De son enfance difficile à des décennies de pauvreté, hantée par le spectre de l’alcool et la dépression, le documentaire pose un regard tendre sur ce destin aussi improbable que touchant célébrant le statut d’icône de la chanteuse sur son île natale, et bien au-delà.

Jamais vu

Journaliste et réalisatrice portugaise, Ana Sofia Fonseca possède une maison au Cap-Vert proche de celle où a vécu Cesária Évora. Quelques jours après sa disparition, la cinéaste se dit que la chanteuse mériterait bien un film sur sa vie hors du commun, sans imaginer qu’elle en sera un jour l’autrice. Ana Sofia Fonseca est partie à la recherche d’enregistrements permettant de raconter l’incroyable destin de la Diva qui se produisait invariablement pieds nus sur scène, symbole de liberté autant qu’un besoin de soulager ses pieds meurtris.

Au départ, le projet semble pourtant compromis. Les archives semblent rares voire inexistantes. Pourtant, la cinéaste découvre au fur et à mesure une mine précieuse de photos et surtout de vidéos de Cesária Évora confiées par ses proches. Les formats vidéos désormais obsolètes – Super 8, U-Matic, Betacam, Hi8 ou encore mini DV – se succèdent à l’écran, traces d’une carrière s’étalant sur plusieurs décennies avec ses bas et ses hauts inespérés.

Coulisses

Pour mieux se concentrer sur la femme qu’elle était, Cesária Évora, la diva aux pieds nus met volontairement de côté les archives de ses prestations scéniques très peu présentes. En débutant avec les répétitions de l’enregistrement d’un morceau en studio et un gros plan sur ses célèbres pieds nus, le documentaire impose son focus : les coulisses d’une célébrité tardive inespérée mais surtout la trajectoire d’une femme libre dont les vidéos personnelles captent l’intimité.

Le film a pour fil rouge la voix de Cesária accompagnée par celles de ses proches qui interviennent sans apparaître à l’écran. Un moyen de conserver une forme d’intimité avec la diva capverdienne. Résolument personnel, le documentaire est un cocon qui recueille les confidences pour mieux comprendre qui était ce personnage hors normes, à la voix fascinante et au caractère complexe.

Cette exploration de la vie de Cesária Évora se déroule en parallèle du contexte politique et social du Cap Vert. Un environnement indispensable pour comprendre le parcours tortueux de cette chanteuse de bar devenue icône internationale de la chanson world. Car pour tenter d’appréhender ce qui animait Cesária, née dans un Cap-Vert encore inclus dans l’Empire colonial portugais, il faut se plonger au cœur de ce pays qu’elle aimait tant.

Succès fou

Joueur de violoncelle pour nourrir sa famille, le père de Cize décède alors qu’elle n’a que sept ans. Sa mère la confie alors à un orphelinat où elle restera jusqu’à l’âge de 13 ans. Sur place, elle apprend le chant et rejoint une chorale. Chanteuse sur les navires de guerre portugais et dans les bars dès l’âge de 16 ans, Cesária Évora doit sa renommée mondiale à un ami très proche, José da Silva. Cheminot Franco-Capverdien vivant en France, il croit tellement en Cesária qu’il bouleverse sa vie pour devenir son manager. Il l’impose auprès d’une industrie musicale qui ne sait pas vraiment comment « vendre » au public cette femme débutant une carrière à presque 50 ans.

Sans plan marketing, la magie de la voix rauque et inimitable de Cesária Évora opère pourtant. Le documentaire revient sur cette explosion soudaine de la chanteuse qui bénéficie alors d’un intérêt très fort pour la world music au début des années 90. La chanteuse cap-verdienne de morna et de coladeira, sa version dansante, fait alors découvrir sa culture au monde entier. En France notamment, le succès est total : son troisième album Miss Perfumado se vend à plus de 300 000 exemplaires.

L’explosion de Cesária Évora en tant que star à la renommée internationale n’est pourtant pas au centre du documentaire et encore moins sa conclusion. Malgré le confort financier apporté par la reconnaissance de son talent, Cesária Évora a étonnamment gardé ses célèbres pieds nus sur terre. Et plus précisément sur le sol cap-verdien. Cesária Évora, la diva aux pieds nus est aussi une histoire d’amour, celle d’une femme avec son pays et son peuple qui lui a si bien rendu.

La voix est libre

Née le 27 août 1941 à Mindelo sur l’île de São Vicente au Cap-Vert, Cesária Évora est indissociable de ce Petit pays, titre célébrant son archipel devenu incontournable dans son répertoire. Peu importe où sa carrière la mène, elle revient toujours se ressourcer au Cap-Vert, la maison de son âme. Avec sa première paie conséquente, elle rêve d’acheter une maison, une vraie demeure qui ne risque pas de s’écrouler sur elle et ses proches. Un rêve qui attendra un peu car l’argent est vite dilapidé dans les bars avec ses amis.

Mais, une fois la demeure construite, les nombreuses archives personnelles du documentaire montrent son statut de refuge. La maison de Cesária Évora est résolument ouverte vers l’extérieur et accueillante à l’intérieur. Fidèle à son parcours, Cesária Évora fait de sa demeure un lieu qui accueille les plus démunis, les prostituées… Dans cette villa nommée Cafè Atlantico où elle reçoit amis et famille, celles et ceux qui sont rejetés par ailleurs peuvent manger à leur faim. L’écart entre la star internationale et l’accessibilité de Cize est à peine croyable.

Cette générosité fait écho à la liberté inconditionnelle de Cesária Évora qui plane sur le documentaire. Malgré tous les nombreux obstacles, la Diva a mené sa barque comme elle le souhaitait, affrontant tant bien que mal les tempêtes. Cesária Évora s’impose a postériori comme un bel exemple d’émancipation féminine bien que le terme ne faisait pas partie de son vocabulaire. Par sa trajectoire et son caractère, elle a offert le modèle d’une féminité émancipée célébrée par le documentaire.

Sodade

Plus qu’un tube, Sodade, le morceau qui a fait connaître la chanteuse à l’international est emblématique du parcours de la chanteuse. Provenant du verbe anglais « to mourn », signifiant pleurer ou déplorer, la saudade est un concept difficile à expliquer. Il n’existe pas de terme exact pour le traduire en français, pour tenter de l’appréhender il faut jongler avec les termes mélancolie, nostalgie et espoir.

Impossible à définir avec des mots, cela résume parfaitement la beauté et la magie qu’inspirent la musique et surtout la voix de Cesária Évora. La morna, déclinaison tropicale de la saudade portugaise proche du blues, symbolise bien la complexité fascinante de celle qui l’a si magnifiquement interprétée. Ce répertoire nous renvoie à cette mélancolie lancinante qui devient poignante lorsque la chanteuse décide subitement de se taire. Alors qu’elle a un peu plus de 30 ans, Cize vit en effet pendant 10 ans recluse chez elle et plonge dans l’alcool et la solitude.

Silence fatal

D’albums en albums, Cesária Évora trace son chemin, sans jamais perdre de vue son Cap-Vert natal, véritable refuge parmi l’enchaînement des tournées. Elle sera rattrapée par ce spleen incurable en pleine gloire mais c’est une nouvelle fatale qui aura raison d’elle. En septembre 2011, le couperet tombe. Après plusieurs alertes, son cœur ne permet plus de la soutenir lors des épuisantes tournées. Cesária Évora doit se rendre à l’évidence et, chose impensable, s’avouer vaincue.

Dans les colonnes du Monde, elle fait ses adieux au public à regret avec ces mots pleins de gratitude et de lucidité : « la vie continue, je suis venue vers vous, j’ai fait de mon mieux, j’ai eu une carrière que beaucoup aimeraient avoir ». Le documentaire relate la tragédie de ce mutisme imposé comme une condamnation pour la chanteuse. Trois mois plus tard, réduite à un silence désespérant, Cize quitte notre monde et rentre dans la légende de tout un pays et de la musique.

Plongée saisissante dans des archives inédites, Cesária Évora, la diva aux pieds nus pose un regard d’une grande tendresse sur une femme à la liberté et à la fidélité envers les siens inspirantes. Un bel écrin, juste et sincère, pour une voix immortelle.

> Cesária Évora, la diva aux pieds nus (Cesária Évora), réalisé par Ana Sofia Fonseca, Portugal, 2022 (1h34)