Compositrice et interprète d’un jazz teinté de blues et de soul, Amy Winehouse s’est révélée à 20 ans avec son premier album, Frank, en 2003. Sa voix ensorceleuse et ses textes personnels, d’une force et d’une sincérité désarmantes, ont rapidement conquis la planète. Malheureusement, la jeune femme, tourmentée par ses démons (boulimie, alcool, drogues, dépression…), va subir de plein fouet cette célébrité naissante. Incapable de gérer l’attention dont elle est devenue l’objet, Amy accélérera son processus d’autodestruction, avec les objectifs des caméras et des paparazzis en première ligne.
Avec l’accord de la famille – du moins au moment de la conception du film – et des amis de la chanteuse, le réalisateur Asif Kapadia exhume vidéos personnelles inédites et images d’archives pour reconstituer la carrière brisée d’une artiste fragile, vénérée par ses fans mais également traquée, jugée et humiliée par les médias.
Dédouaner l’industrie musicale
Amy, le documentaire, voit le jour seulement quatre ans après le décès de la chanteuse survenu à 27 ans en juillet 2011. Un délai qui peut paraître un peu court pour avoir le recul nécessaire au traitement objectif d’un tel sujet. Certaines amies de la star avaient d’ailleurs évoqué cette crainte dans un premier temps, avant d’être convaincues de participer au film par le réalisateur Asif Kapadia, auréolé du succès de son documentaire précédent Senna (2010).
Au-delà de la disparition récente de l’interprète, c’est le statut d’œuvre de commande qui fait perdre sa candeur au projet. C’est en effet un dirigeant du label Universal qui a missionné Asif Kapadia – lequel n’a aucun lien avec la chanteuse à part le fait d’avoir habité dans le même quartier – pour réaliser le documentaire. L’occasion pour la maison de disques d’exploiter le filon financier de la regrettée interprète et, au passage, d’influer – pas très discrètement – sur le contenu du documentaire.
On voit ainsi passer une lettre du label demandant à la chanteuse de se soigner pour garder son contrat. Une façon de dédouaner l’industrie musicale de la tragédie qui s’inscrit à l’écran, alors que le réalisateur ne propose qu’une simple narration chronologique du désastre, manquant de perspective.
Hormis les discutables conditions de sa conception, le documentaire déçoit par sa forme, offrant la sempiternelle juxtaposition d’images d’archives et d’interviews des proches de la chanteuse, plus ou moins bien agencés. L’intégration des paroles de chansons à l’écran n’est quant à elle ni originale ni très esthétique. Au jeu de l’écriture scénaristique, les récents Cobain: Montage of Heck (2015) sur le leader de Nirvana ou encore 20 000 jours sur Terre (2014) consacré à Nick Cave sont bien plus intéressants et travaillés.
Alternant images d’archives et vidéos personnelles inédites, dont certaines sont très difficiles à regarder tant Amy Whinehouse est dans un état physique déplorable, le film retrace le parcours chaotique et autodestructeur de la star, entre cures de désintoxication à répétitions, concerts ratés et abus en tout genre. Influencée par Blake Fielder-Civil, son petit ami toxicomane, et gérée de façon aléatoire par son entourage – notamment son père manager –, l’artiste à la santé fragile s’enfonce peu à peu dans la drogue et l’alcool.
À mesure que le succès augmente, l’ambiance du film devient de plus en plus pesante, d’autant que le réalisateur ne lésine pas sur le pathos. Trainée de scène en scène, la chanteuse semble perdre goût au chant et enchaine les concerts comme elle irait à l’usine, le regard hagard, parfois trop à l’ouest pour assurer le spectacle. Des images terribles qui sont malgré tout équilibrées par un moment de pure grâce : Amy confrontée à son idole le crooner Tony Bennett.
Cette séquence permet de voir la chanteuse comme une gamine, en extase devant celui qu’elle vénère et, chose rare, avec des étoiles dans les yeux sans qu’aucun produit toxique n’en soit la cause. Malgré ses faiblesses, le documentaire a également l’avantage de condenser en deux heures la traque par les médias subie par l’artiste dans la sphère privée et d’en démontrer, ad nauseam, l’incroyable violence psychologique.
Mise à mort médiatique
En utilisant les images trash des paparazzis qui ont précipité la chute de l’idole aux six Grammy Awards, Amy met mal à l’aise car il expose, sans fard, l’obscénité d’un système médiatique qui viole impunément la vie privée des célébrités sans avoir de comptes à rendre. L’omniprésence de ces archives dans le documentaire finit par poser la question de leur finalité : dénonciation ou complaisance hypocrite ? Quoiqu’il en soit, ces scènes de traque sous la lumière aveuglante des flashs en disent long sur le calvaire vécu par la fragile diva. La carrière de la chanteuse ainsi parcourue en vitesse accélérée met en relief l’incroyable renversement d’attitude à son égard et la cruauté des attaques qu’elle a pu subir.
Encensée à ses débuts, celle qui venait démontrer ses talents incontestables sur les plateaux télés se retrouve moquée quelques mois plus tard – parfois par les mêmes animateurs – pour son addiction à la drogue et à l’alcool. Des « blagues » empreintes d’une misogynie manifeste : alors qu’un homme accro est considéré comme un génie torturé, une femme ayant le même problème n’est qu’une junkie… et la situation devient amusante. Une attitude schizophrène que l’on retrouve également chez les « fans », qui vont acheter les torchons de la presse à scandale pour savoir qui couche avec qui, et, si possible, voir les stars sans maquillage, comme pour se rassurer.
Un sentiment ambivalent mêlant à la fois admiration et envie qui dénie une part d’humanité à la célébrité, à commencer par son droit fondamental à la vie privée. Malheureusement, il n’est pas certain que les spectateurs sortant de la salle retiennent la leçon et éprouvent une part de responsabilité dans le drame en remettant en cause leur voyeurisme malsain. Il est plus aisé de jeter la pierre à l’entourage de la chanteuse.
Faites entrer les accusés
La culpabilité hante évidemment le documentaire. Ce besoin, très humain, de trouver un ou des coupables à la fin tragique de la star s’impose de lui-même. Si le père manager et le petit ami toxico sont des cibles séduisantes, il serait trop facile de les pointer du doigt. L’industrie musicale, les médias et le public avide de ragots sont tout autant à blâmer. Il est tout aussi risqué d’affirmer qu’Amy Winehouse aurait vécu au-delà de 27 ans si elle n’avait pas été emportée par le tourbillon de la célébrité.
La seule certitude est le sentiment de malaise et d’immense gâchis qui se dégage du documentaire. Une sensation d’autant plus troublante que les failles de la chanteuse étaient exposées au grand jour. Il suffit d’écouter les paroles de Rehab (le refus de se soigner), Back to Black (l’impossibilité de surmonter une rupture) ou encore You Know I’m No Good (le titre parle de lui-même) pour se dire que la détresse de l’interprète ne pouvait être ignorée. Une ironie d’autant plus cruelle que personne dans son entourage, personnel ou professionnel, n’ait su la protéger.
Il est difficile de considérer cette œuvre de commande effectuée par un réalisateur certes professionnel mais loin d’être passionné par son sujet, comme un hommage digne du talent de la diva tourmentée. À l’image de sa carrière fulgurante, le film s’enfonce de façon ambiguë dans un dédale d’archives peu reluisantes et perd de vue l’univers artistique de la chanteuse, validant, de fait, l’incroyable gâchis des années sous les projecteurs. On préférera laisser le trash dans la poubelle et garder en mémoire ses chansons, la tonalité si particulière de sa voix envoûtante et ses yeux de gamine scintillants devant Tony Bennett, quand seule la musique comptait.
> Amy, réalisé par Asif Kapadia, Royaume-Uni, 2015 (2h08)