Kim Sohee (Kim Si-Eun) est une lycéenne joyeuse au caractère bien trempé. Pour son stage de fin d’étude, elle rejoint un centre d’appel de l’entreprise Korea Telecom. Au bout de quelques temps, son enthousiasme s’efface progressivement sous le poids de conditions de travail dégradantes. Sohee a de plus en plus de mal à encaisser le management toxique et la pression d’objectifs de plus en plus difficiles à tenir.

Au sein de l’entreprise, une succession d’événements suspects éveille l’attention des autorités locales. Chargée de l’enquête, la détective Yoo-jin (Bae Doona) est profondément ébranlée par ce qu’elle découvre. Désavouée par une hiérarchie qui préfère fermer les yeux, elle décide de partir seule au combat et met en cause un système cynique qui dépasse largement le cadre de l’entreprise.

D’après un scandale vrai

Présenté en tant que film de clôture au dernier Festival de Cannes, About Kim Sohee revient sur un faits-divers dramatique survenu en Corée du Sud ayant entraîné de vives réactions dans le pays. Fin 2016, dans la petite ville de Jeonju, une lycéenne suit une formation professionnelle dans un centre d’appel pour une des grandes entreprises de téléphonie du pays. Face à la pression insoutenable, l’adolescente finit par craquer.

Face au drame, l’entreprise refuse à la famille et aux syndicats le statut d’accident du travail. L’affaire prend de l’ampleur lorsque les conditions de travail dégradantes imposées par l’entreprise sont révélées. Acculée, l’entreprise finit par s’excuser devant la vive indignation qui parcourt le pays et promet d’améliorer à l’avenir son encadrement. Le drame entraîne même une modification de la loi sud-coréenne.

École du labeur

Malgré les répercussions du scandale, July Jung ne prend connaissance de l’affaire qu’à la fin de l’année 2020 lorsqu’on lui propose d’en faire le sujet de son nouveau film. La cinéaste s’immerge alors dans les articles de presse et les reportages télévisés consacrés à l’affaire pour mieux comprendre les rouages ayant mené au drame. Elle est particulièrement choquée par la présence même de lycéens dans ce type de centre d’appel.

Lors de son affectation, le lycée fait bien comprendre à Sohee qu’elle a beaucoup de chance de rejoindre l’entreprise, une première pression sur ses épaules. Pourtant, son statut au sein de l’entreprise est très ambigu. Ce qui doit être un stage de fin d’étude s’avère en réalité un poste à part entière pour lequel la lycéenne est dans la position de n’importe quel.le employé.e. Une mise à disposition de salariés malléables d’autant plus choquante qu’elle se déroule sous l’égide de l’Éducation Nationale qui organise ce système.

Histoire : deux femmes

Pour ce second film, July Jung reprend la dynamique du duo féminin inauguré dans le sulfureux A Girl at my Door (2014) – lire notre critique – mettant en scène deux femmes qui ont environ 20 ans d’écart. Elle retrouve pour cela Bae Doona. Véritable star en Corée du Sud, l’actrice a notamment joué sous la direction de Bong Joon-ho, Park Chan-wook, Lana et Lilly Wachowski ou encore Hirokazu Kore-eda.

Bae Doona enfile de nouveau l’uniforme pour la cinéaste, passant cette fois-ci de commissaire à enquêtrice. Le sujet  bascule quant à lui des violences intra familiales vers un harcèlement couvert par les autorités et même institutionnalisé. La cinéaste rejoue sur une tonalité plus désespérée le rapport entre l’aînée qui a pour mission de protéger la jeune fille et la victime sacrifiée par une société coupable.

Raison hantée

Cependant, dans ce nouveau film, les deux femmes n’évoluent pas dans le même espace. La détective et l’étudiante ne se croisent en effet qu’une seule fois furtivement pendant le film, sans échanger entre elles. Cette occasion manquée renforce l’aspect tragique d’un drame qui va fatalement arriver.

Il plane sur About Kim Sohee la menace sourde d’une fin tragique inéluctable. Malgré son statut représentant l’autorité, l’inspectrice Yoo-jin est condamnée au même titre que l’adolescente. Elle doit subir son incapacité à sauver la victime. Avec sa construction en deux parties distinctes, l’effacement progressif de Sohee puis l’enquête frustrante de Yoo-jin, About Kim Sohee joue la carte efficace du fantôme.

L’absence de l’adolescente pèse lourdement sur les investigations de la policière. Un poids que la cinéaste concrétise lors d’une scène clé à travers un face-à-face virtuel d’une poésie poignante. Mais au-delà du drame individuel impossible à réparer a postériori, c’est bien le cynisme d’une société corrompue qui hante Yoo-jin.

Mises à distances

Le sentiment de pesanteur qui s’abat sur le film provient également d’un choix de réalisation subtile. Pendant la première partie du film, Sohee est filmée avec une caméra à l’épaule. Puis, lorsque le récit se recentre sur l’inspectrice, la caméra devient fixe. La policière évolue alors dans un cadre fixe qui renvoie aux obstacles sur sa route et la rigidité d’un système inébranlable.

July Jung joue également de la distance avec ses actrices pour accentuer autant la lente disparition de Sohee que la détermination de Yoo-jin face à ses supérieurs. Le croisement stérile des deux protagonistes symbolise l’occasion manquée de sauver Sohee. Et, à travers elle, les autres jeunes sacrifiés sur l’autel d’une pression inhumaine.

Cette absence de connexion entre le monde adulte censé protéger sa jeunesse et la victime donne au drame de July Jung le goût amer d’un combat qui n’a même pas été mené. À travers le prisme de ce faits-divers dramatiquement banal, About Kim Sohee analyse froidement l’aveuglement cynique de toute une société.

No one is innocent

Avec sa réalisation sans fioriture qui s’interdit l’exaltation du pathos à l’aide d’accompagnement musical grandiloquent, July Jung livre un film crépusculaire. La seconde partie de About Kim Sohee est déchirante car Yoo-jin est bien consciente de la perte irremplaçable au cœur de son enquête. Ce sentiment de gâchis et d’injustice est renforcé par le statut de témoin impuissant que l’on partage avec la détective.

Le sentiment de perte se mêle au dégoût face à un système qui va chercher à se blanchir de toute faute. L’inspectrice se heurte à un silence coupable et aux tentatives de salir la mémoire de la victime pour se dédouaner de toute responsabilité.

L’Éducation nationale, l’entreprise de télécom et les supérieurs de la policière… personne ne sort indemne de cette cruelle introspection d’une lâcheté commune qui renvoie le drame à son caractère personnel. Une défense qui balaie d’un revers de la main la pression qui a engendré le drame.

Quoi qu’il en coûte

L’analyse socio-politique de About Kim Sohee fait écho à After my death (2017) – lire notre critique – réalisé par son compatriote Kim Ui-Seok. Avec des angles convergents, les deux cinéastes dénoncent le revers mortifère d’un culte de la performance qui laisse dans son sillage des cadavres d’une jeunesse obscène. Avec pour conclusion le même appel désespéré à regarder en face une machine à broyer irresponsable.

> About Kim Sohee (Da-eum-so-hee / Next Sohee), réalisé par July Jung, Corée du Sud, 2022 (2h17)