Alors qu’ils célèbrent la fin des premières épreuves du bac sur la place du Château à Varsovie, Grzegorz Przemyk (Mateusz Górski) et son ami Jurek Popiel (Tomasz Ziętek) sont contrôlés par la police. Lorsque Grzegorz refuse de présenter une pièce d’identité aux agents, les deux camarades sont emmenés au poste de police.
Sur place, Grzegorz Przemyk est violemment frappé par trois policiers sous le regard impuissant de son ami. Il meurt deux jours plus tard à l’hôpital. Sa mère, Barbara Sadowska (Sandra Korzeniak), poétesse proche de Solidarność, se lance alors dans un bras de fer contre le régime totalitaire du Général Jaruzelski pour faire la lumière sur le drame. Seul témoin du meurtre, Jurek est la cible de mensonges, menaces et manipulations orchestrés par le pouvoir. Il doit se cacher en espérant la tenue d’un procès équitable.
Du peintre au symbole
En 2016, Jan P. Matuszyński proposait avec The Last Family – lire notre critique – un portrait étonnant et attachant du peintre Zdzisław Beksiński à travers sa famille fantasque. Après la réalisation de quelques épisodes de séries, le cinéaste est de retour avec ce projet qu’il lie au film précédent à travers la même défiance dans les gros titres des médias.
Comme il a cherché à dévoiler l’homme derrière l’image publique du peintre, Jan P. Matuszyński s’attache avec Varsovie 83, une affaire d’État, à alerter sur les méthodes de manipulation de l’opinion par un pouvoir pervers. Librement adapté du livre Leave no traces, the case of Grzegorz Przemyk de Cezary Łazarewicz, le film de Matuszyński se concentre sur les années 1983 et 1984.
Ce focus permet de rendre plus digeste une histoire aux multiples ramifications dont la complexité pourrait alimenter une série télévisée sur plusieurs saisons. À part le personnage de Jurek Popiel dont le nom modifié permet plus de liberté, ce drame historique résonne avec l’expérience documentaire du réalisateur. Le sens du détail et la volonté d’explorer les motivations de chaque protagoniste rendent ce nouveau projet qui s’étire sur plus de deux heures trente assez exigeant.
Droit mortel
En filigrane de son atmosphère volontairement étouffante, Varsovie 83, une affaire d’État est parcouru par un souffle de liberté incarné par Grzegorz Przemyk. Ce 12 mai 1983, le jeune homme sait pertinemment qu’il n’a pas à obéir aux forces de l’ordre qui l’ont arrêté arbitrairement car la loi martiale a été levée plus de 5 mois auparavant.
Son refus d’obtempérer le mènera au poste avec l’issue fatale qui a marqué la société polonaise. Au-delà de l’affaire politique, c’est ce geste de défiance initial que Jan P. Matuszyński met à l’honneur pour son symbolisme. Cette rébellion a priori anecdotique menant au drame est un point de bascule essentiel dans le propos du film.
En refusant l’injustice et en revendiquant son bon droit, Grzegorz Przemyk met revendique une liberté qui ne peut être amoindrie au risque de disparaître totalement. Et cette leçon de défiance face à un pouvoir déviant résonne encore de nos jours.
Abus des pouvoirs
Le cas de Grzegorz Przemyk met en lumière une injustice intolérable qui traverse de façon insolente les circonstances et les époques. Jan P. Matuszyński confie avoir notamment pensé au meutre de George Floyd, parmi d’autres affaires moins populaires mais tout aussi tragiques, en préparant le film.
Ces drames qui se répètent inlassablement en disent beaucoup sur le sentiment d’impunité qui peut monter à la tête de ceux qui détiennent un pouvoir. Le cas du fils de Barbara Sadowska touche à l’universel pour ce qu’il raconte d’une détestable dérive du pouvoir, sous toutes ses formes. Tel un miroir, ce drame reflète une multitude d’autres tragédies réunies par la même violence gratuite.
Pas vu, pas pris
La glaçante question de l’impuissance face à de tels actes est également au cœur de cette libre adaptation de l’affaire Grzegorz Przemyk. Depuis les années 80, l’œil du témoin est devenu l’objectif d’une caméra ou d’un téléphone portable.
Mais que se passe-t-il si la scène n’est vue par personne ? Combien de victimes doivent panser leurs blessures dans le silence et l’indifférence ? La pression qui pèse sur les épaules de Jurek Popiel marque cette volonté d’anéantir le témoin et donc la vérité.
Au cœur du système
Petit à petit, le film remonte le fil des mensonges visant à étouffer l’affaire. De la base – le déchaînement de violence de trois policiers – pour remonter au sommet d’un régime prêt à tout pour fuir sa responsabilité, jusqu’à l’absurde.
Les menaces de s’en prendre à son fils reçues par Barbara Sadowska, militante anticommuniste bien connue du régime, quelques jours avant l’agression de son fils font de ce drame une affaire politique. Sa gestion par le pouvoir en fait une affaire d’État.
Minutieux travail de reconstitution, Varsovie 83, une affaire d’État explore les rouages complexes du régime communiste des années 80. En dévoilant les flottements dans la chaîne de commandement, Jan P. Matuszyński offre un catalogue complet des grandes manœuvres politiciennes et des petites mesquineries entre camarades. Car cette affaire d’État est aussi une guerre des égos, terrifiés de perdre leurs statuts rendant l’ensemble tragi comique.
L’ironie du désespoir
Le cinéaste ne se prive pas de laisser transparaître une bonne dose d’ironie et d’humour noir dans cette ambiance oppressante. Varsovie 83, une affaire d’État pointe ainsi du doigt la ridicule désorganisation d’un régime autoritaire à qui la situation échappe totalement à force de vouloir étouffer l’affaire à tout prix.
Et cette fébrilité du pouvoir face à la contestation populaire qui monte ouvre la porte à des manipulations désespérées. Les faits prennent ainsi une tournure kafkaïenne lorsque tout est fait pour discréditer le seul témoin du drame.
Dans sa panique, le pouvoir met la pression sur un infirmier qui a conduit Grzegorz Przemyk à l’hôpital pour qu’il avoue dans une déclaration inepte qu’il est l’auteur des coups mortels. En triturant les faits, le régime cherche à dresser un tableau expressionniste des événements dont la responsabilité ne peut être attribuée avec certitude.
Everyone is innocent
Le drame de la famille et des amis de Grzegorz Przemyk réside dans ce brouillard créé artificiellement par le pouvoir en place qu’il devient impossible de dissiper. Jurek Popiel, lui-même violenté pendant les faits, n’a vu qu’une partie des coups portés à son ami. Témoin principal, il est une source dont les failles vont être exploitées lors de la parodie de procès qui a finalement lieu.
Cette absence de vérité, ou du moins l’impossibilité de la prouver totalement, a séduit et intrigué le cinéaste. Elle lui offre une conclusion terrible où chaque partie campe sur sa propre version des faits, une vérité à géométrie variable selon des intérêts très divergents. Sans vérité établie et reconnue par tous, la sentence finit par tomber, arbitrairement. Et les véritables coupables restent impunis.
Ambitieuse reconstitution du cas Grzegorz Przemyk, Varsovie 83, une affaire d’État détaille les manipulations d’un système totalitaire jusqu’à l’absurde. Une ôde anxieuse à la liberté d’une grande précision, captivante dans son propos et exigeante dans la forme.
> Varsovie 83, une affaire d’État (Zeby nie bylo sladów), réalisé par Jan P. Matuszyński, Pologne – République tchèque – France, 2021 (2h40)