Tish Rivers (Kiki Layne), 19 ans, et Alonzo Hunt alias ‘Fonny’ (Stephan James), jeune sculpteur de 22 ans, se connaissent depuis l’enfance. Au fil des années, les deux amis sont tombés amoureux et sont désormais inséparables. Alors qu’ils cherchent un appartement pour s’installer ensemble, la jeune femme tombe enceinte. Au moment où tous leurs rêves semblent se concrétiser, Fonny se retrouve accusé à tort de viol par une jeune Portoricaine.
Victime d’une terrible erreur judiciaire, le jeune sculpteur est arrêté et incarcéré sans pouvoir se défendre. Soutenue par ses proches, Tish va tout faire pour prouver l’innocence de son compagnon. Un parcours du combattant à l’issue incertaine qui va s’avérer plus compliqué que prévu.
Couple d’amis
En 2013, Barry Jenkins se rend en Europe pour écrire le scénario de Si Beale Street pouvait parler, adapté du roman éponyme de James Baldwin. Publiée en 1974, cette histoire d’amour est considérée comme l’œuvre la moins connue de son auteur. Cet exil volontaire du cinéaste en Europe fait écho à celui de l’auteur, noir et homosexuel, qui s’était installé à Paris à 24 ans en 1978 pour échapper au racisme et aux discriminations subies aux États-Unis. Pour le cinéaste, le célèbre écrivain est une source d’inspiration.
Les romans La chambre de Giovanni et La prochaine fois, le feu notamment lui ont permis de mieux comprendre la masculinité, et plus spécifiquement la masculinité noire. Une thématique que l’on retrouve dans le magnifique Moonlight (2016) — lire notre chronique — couvert de récompenses dont l’Oscar du meilleur scénario et du meilleur film — après une mémorable confusion dont l’équipe de La La Land (2016) — lire notre chronique — se souvient encore.
Pour incarner le couple inséparable, le cinéaste a choisi la présence rassurante de Stephan James dans le rôle de Fonny et offre à Kiki Layne son premier grand rôle au cinéma dans une prestation qui met en valeur sa grâce naturelle. Les deux acteurs rendent crédible et touchant ce couple qui, a priori — deux amis d’enfance attendant l’âge adulte pour se mettre ensemble ce n’est pas toujours une bonne idée —, peut sembler un peu mièvre. Le combat de Tish et ses proches — notamment de sa mère Sharon (Regina King) qui ira à la recherche de la victime pour tenter de lui faire comprendre qu’elle accuse un innocent — porte évidemment ce film qui ne cherche pas pour autant à dramatiser à outrance les faits.
Racontée du point de vue de Tish — comme dans le livre —, l’histoire de ce couple séparé par une incroyable injustice est transmise au spectateur de manière très personnelle. Si Beale Street pouvait parler est un drame dont la temporalité semble suspendue : il est guidé par la voix de la jeune femme comme dans un journal intime et la sublime musique de Nicholas Britell à qui l’on doit également la partition de Moonlight. Avec ses nombreux flashbacks, le film de Barry Jenkins s’interdit une montée en puissance vers une explosion mélodramatique. Mais la situation présentée de manière très intime n’empêche pas le cinéaste de développer subtilement en filigrane un propos très engagé sur la condition des Noirs en Amérique.
Sous les pétales, la rage
Le titre du roman de James Baldwin peut porter à confusion : la fameuse rue dont il est question dans le titre ne se situe pas à Harlem où se déroule la romance entre Tish et Fonny mais à la Nouvelle-Orléans. De cette ville où est né le blues, l’auteur fait un symbole. Pour Baldwin, « tous les Noirs en Amérique sont nés à Beale Street », ce qui donne à l’intrigue une signification qui va bien au-delà d’une simple histoire d’amour. Une idée habilement adaptée à l’écran par le cinéaste qui a su conserver ce propos militant présent tout au long du film.
Au-delà de la romance fleur bleue entre Tish et Fonny c’est le concept d’amour au sens plus large qui est célébré dans l’œuvre de Baldwin. Une conception qui prend son sens militant quand cet amour — entre amants ou familial — est un rempart contre une société injustement raciste qui exclut.
Le support et la protection que sa famille offre à Tish dans son combat pour faire reconnaître l’innocence de Fonny est le dernier recours avant le désespoir. Le roman offre une certaine idée de la famille et des relations humaines dont la force comble les lacunes d’un rêve américain qui n’est pour beaucoup de Noirs qu’un séduisant mensonge. Avant d’être lui même incarcéré, le jeune sculpteur découvre d’ailleurs ce cauchemar au détour d’une conversation prémonitoire avec son ami Daniel (Brian Tyree Henry) qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.
Et pour cause, celui-ci sortait tout juste de prison après avoir été accusé d’un crime qu’il n’avait pas commis. Mais difficile pour Fonny de s’imaginer lui aussi pris dans le piège d’une accusation illégitime alors qu’il s’apprête à être père auprès de la femme qu’il aime. De la même façon, il est inconcevable, dans l’Amérique actuelle, de se faire abattre par un policier à cran à cause de sa couleur de peau alors qu’on ne porte même pas d’arme sur soi. Et pourtant…
Il ne faut pas se fier à son histoire d’amour fleur bleue, le nouveau film de Barry Jenkins est éminemment politique même si le propos ne semble pas, à première vue, militant. Derrière les jolis minois du charmant couple, Si Beale Street pouvait parler cache une furieuse envie d’en découdre avec une Amérique raciste qui piétine son rêve d’égalité et de réussite pour tous. Un message d’autant plus important qu’il est d’une actualité désespérante.
> Si Beale Street pouvait parler (If Beale Street Could Talk), réalisé par Barry Jenkins, États-Unis, 2018 (1h59)