« Quand la technique prend le dessus sur l’amour, l’amour en prend un sacré coup sur la gueule. » Voilà pourquoi Fabien Breuvart ne s’intéresse qu’à la photo anonyme, celle qu’on réalise après un repas de famille, lors d’un dimanche à la campagne. « Celui qui ne pense ni au cadrage, ni à l’exposition a une énorme liberté. Et sa photo aura une force incroyable par rapport à celui qui veut construire son image. » Ceux qui font de la photo comme Cartier-Bresson, comme Doisneau, comme Capa mais sans le savoir, Fabien Breuvart n’aime pas. « Il faut vraiment connaître parfaitement leur travail pour être capable de les dépasser. » Il ne s’exclut pas de la critique. Un jour, « je me suis rendu compte que sans le savoir, je ne faisais que copier des photographies que j’avais déjà vues. » D’abord journaliste, puis photographe, quand la crise de la quarantaine a pointé son nez, il s’est demandé ce qu’il aimait le plus dans sa vie : « Aller à Montreuil le samedi matin et acheter des photos ».
La boutique du marché
Alors, cette photo anonyme, ou photo trouvée, Fabien Breuvart lui a consacré une boutique, nichée dans le IIIe arrondissement de Paris. Une entrée par la rue Charlot, une autre par le Marché des Enfants Rouges, le plus vieux marché de Paris. Les senteurs des cuisines du monde côtoient l’agrandisseur et les vieux polaroïds placés de part et d’autre de l’entrée. Pouvait-on trouver meilleur endroit que ce marché qui brasse des individus, couples, familles, amis de tous horizons, venus respirer les fumets de ce lieu si chaleureux ?
L’antre de Fabien Breuvart est une caverne d’Ali Baba de la photo. Elles sont entreposées dans des bacs, accrochées au mur, la moindre parcelle est utilisée. Les doigts dansent au-dessus des photos pour les compulser, les unes après les autres. Quand on commence une section, difficile de s’arrêter avant d’avoir vu la dernière scène de plage ou de jeu d’enfants, la dernière ligne droite en bicyclette.
Les clichés sont simplement collés sur carton, bordés d’une marie-louise, ou encadrés. Leur présentation variera en fonction de leur prix, de 7 à 140 euros. Comment évaluer la valeur financière d’images produites par des inconnus, des anonymes ? Ces photos ne sont pas signées, elles ne sont pas l’œuvre d’un photographe coté. « L’émotion est quantifiable. Elle est plus ou moins grande. Je fixe mes prix en fonction de ce que je ressens. » Les photos présentes dans la boutique ne représentent que le dessus de l’iceberg. Toutes sont triées et sélectionnées. La plupart est jetée. Cachées dans les recoins privés de la boutique, de nombreuses boîtes contiennent des photos qui n’ont pas réussi à se hisser jusqu’aux bacs, encore moins au mur.
Elles ont été classées par thèmes : vélo, famille, pique-nique, etc, ou parce qu’elles sont "ratées", floues, décadrées, surexposées. En fait, elles ne sont pas vraiment ratées… « Sur cent photos, une termine dans les bacs ou les boîtes. Les autres dans des sacs poubelle. »
Une photo méconnue en France
En France, la photo trouvée était encore très marginale jusqu’au milieu des années 2000 et la sortie de l’ouvrage de Michel Frizot, Photo trouvée. Lieu de dédicace du bouquin, la boutique de Fabien Breuvart, d’un genre unique en France. Dans les pays anglo-saxons, l’intérêt pour cette photographie est bien plus grand. « Au début de mon activité, je pense que je n’aurais pas réussi à tenir sans ma clientèle étrangère. »
Beaucoup ici, n’ont vu dans sa boutique que le temple de la nostalgie, le regret des années passées. « Mais je ne suis pas dans la nostalgie. Evidemment, il y en a dans la photo mais ce n’est pas du tout mon sujet. Je suis dans la transmission de l’émotion par l’image. » Alors, qu’une photo ait été prise en 1930 ou 2010, pour lui, ce n’est pas important.
Son grand frère était photographe. Quant à lui, il possède un appareil depuis ses 16 ans. Journaliste, il travaillait pour Libération quand le journal s’est dirigé vers une véritable mise en avant de la photographie dans ses colonnes. Un changement qui l’a marqué et auquel il s’est beaucoup intéressé.
C’est à New York où il a vécu durant trois ans au début des années 90, qu’il s’est piqué de photo trouvée. Durant cette période, il prend des photos pour la presse française, mais surtout pour lui, au hasard de ses errances dans les rues de la Grosse Pomme. Beaucoup de portraits. Il y est allé par amour, il en est revenu portraitiste. Activité qu’il exerce dans sa boutique de photos trouvées.
Au cœur des images de gens ordinaires, est installé un studio de portrait. « C’est très dur de faire un bon portrait, il faut aller au-delà de la façade pour aller chercher quelque chose. Si on l’obtient, on a réussi. »
Au lieu des photomatons
Fabien Breuvart est le portraitiste du quartier, même au-delà. Ici, on travaille à l’argentique. « Je n’ai rien contre le numérique mais il est hors de question de laisser les gens choisir leur portrait dans l’immédiat. Le recul de l’argentique est nécessaire. »
Dans ce quartier bobo parisien, il marque aussi le mur. Un mur qui s’étend de sa boutique, jusqu’au coin de la rue. Un mur aveugle devenu un vaste champ d’exposition.
Y sont collés des tirages de jeunes photographes ou des photos trouvées de sa propre collection. Ce mur, il s’en occupe depuis quatre ans et demie. Oui, il lui coûte cher en papier, encre et colle, mais c’est une vraie visibilité pour la boutique. Et surtout, « le fait qu’il ne soit jamais dégradé, que je le retrouve le matin, comme je l’ai laissé la veille, c’est une vraie reconnaissance pour moi. » C’est aussi grâce à ce mur qu’il entretient des rapports si étroits avec le quartier. Chacun le connaît et le regarde. Actuellement, ce sont des majorettes qui s’agitent sur le mur, avec des passants. Bientôt, le mur accueillera une nouvelle exposition. Difficile de ne pas voir là une interprétation du Street Art qui attire beaucoup de jeunes photographes.
Mais Fabien Breuvart est difficile à convaincre. « Je ne travaille qu’avec des photographes qui s’intéressent aux autres et s’interrogent à leur rapport aux autres. » Lui-même en 2008, a mené un projet avec les sans-papiers de la Bourse du travail. Sur les clichés, un sans-papier aux côtés d’un Français, celui-ci montrant ses papiers. Tous les projets qu’il a menés sont en prise directe avec le public, des anonymes, auxquels Fabien Breuvart s’intéresse. Il cherche aussi ce qu’il trouve dans cette photo anonyme, parfois. « Elles ont été faites par amour, par amour, et encore par amour. C’est pour ça qu’elles me surprennent et m’apprennent tant. »
Photo trouvée, de Michel Frizot et Cédric de Veigy, Phaidon, 2006.