Nos insomnies : une enfance sous tension
Fin des années 1990, une maison anonyme de la banlieue d’Évry, sise entre un chantier et un couloir aérien. C’est là que grandit la narratrice, petite fille de neuf ans, aînée de jumeaux, au milieu des ‘bruit’dtravaux’ qui agacent tant le père, patriarche fantôme d’une famille minée par un mal obsédant : l’insomnie.
La tension est palpable dès les premières pages, lourde comme ce sommeil que personne ne trouve, étrange comme ces membres de la famille que l’on ne nomme pas. Le quotidien, cette « nébuleuse dont elle perçoit l’étrangeté et le stress », est saturé de non-dits, de silences opaques et d’injonctions sans cesse serinées, que l’enfant traduit par des mots-valises : les ‘journédificil’, ‘maldedos’, ‘chutpapadort’, ‘cesfoutusavions’. Des mots d’adulte incompréhensibles à son oreille d’enfant, qui la plongent dans une solitude immense.
Car il faut veiller à ne pas faire de bruit. Ne pas déranger ce père distant, irascible et désincarné, figure aussi centrale qu’insaisissable d’un quotidien soumis à ses obsessions. Un père fantôme, qui se matérialise dans son retrait fracassant de la vie de famille, que ce soit dans son bureau de la taille d’un cagibi, dans le lit conjugal ou dans la forêt avec la chienne, seule présence qui semble le raccrocher au monde. La fillette guette les signes, s’ajuste, développe une hypervigilance qui fait de son quotidien une « enfance usée par la nécessité constante de guetter la souffrance paternelle, d’autant plus écrasante qu’elle n’est jamais nommée. » Cette souffrance, tapie dans les silences, irrigue tout le roman. Elle se transmet par le mutisme, par le refus d’expliquer aux enfants ce qui les ronge aussi. Le roman devient alors le récit en creux d’un père dévoré par la mélancolie, et d’une fillette qui tente désespérément de comprendre les contours de ce qu’elle ne sait pas nommer, car les mots sont « des fauves auxquels on avait rendu leur liberté. Cette liberté était vertigineuse. »
Ne pas faire de bruit, jusqu’au point de rupture. L’insomnie devient la métaphore centrale : désorganisation du temps, morcellement de la pensée, perte de repères, et annonce, discrète mais redoutée, du drame familial à venir. Car « de tout cela, on ne parle pas. Comme on ne parlera pas ensuite de ‘cequisestpassé’ ou ‘lafaçondontçasestpassé’. » Le silence se prolonge, même après le fracas.
Il y a du Didier Eribon et du Annie Ernaux chez la docteure en sociologie qu’est Clothilde Salelles, qui signe un premier roman d’une maîtrise impressionnante autour de la difficulté de vivre dans une famille où règne la dépression ou la maladie.