À moins que l’on ne soit allergique aux phrases longues et descriptives, qui composent la majorité du livre, il se lit avec délectation. Saluons le magnifique choix de couverture d’Actes sud qui nous fait assez souvent de petites pépites.
« C’est toujours l’épouvantable superficialité des mobiles humains, leur puissance dévastatrice, leur bêtise »
Alexandre Romani, rejeton d’une dynastie corse peu reluisante, poignarde Alban Genevey, étudiant en médecine qui vient passer, comme chaque été, ses vacances sur l’Ile. Issue dramatique pour un mobile dérisoire. Les causes en sont longuement disséquées par le narrateur, meilleur ami du père du coupable et cousin de la mère, Catalina, dont il est secrètement amoureux. « Catalina, dont l’inaccessible nudité n’avait jamais cessé de hanter (s)es rêves douloureux ». C’est d’une verve délicatement désabusée et éminemment grinçante que notre narrateur, délicieusement misanthrope, remonte ainsi l’histoire des Romani, montrant que l’absurdité et la bêtise peuvent entacher toute une lignée.
Un langage dense, des passages drolatiques et savoureux
« C’est bien elle (…) qui a décidé de garder le fruit de leurs sordides et insignifiantes copulations et de le porter jusqu’à complète maturation pour offrir au monde un Romani supplémentaire (…) un parasite alangui, violent et oisif, un être irresponsable, charmeur et dénué de toute scrupule, comme le furent (…) tous ses ancêtres, à compter de l’heureux père, Philippe, ce que j’étais bien placé pour savoir puisqu’il était, depuis toujours, mon meilleur ami – tant il est vrai que nous ne choisissons pas plus nos amis que notre famille »
La pauvreté du style d’écriture est ce que je reproche souvent aux romans contemporains. Dans ce premier Ferrari que je découvre (je n’ai pas lu Le sermon sur la chute de Rome, mais ça ne saurait tarder), je suis d’abord tombée amoureuse de la langue. C’est pour cela que j’en cite, contrairement à mon habitude, d’abondants passages.
Un vrai talent d’écriture pour ce Jérôme Ferrari donc, qui se déploie dans des phrases longues qu’il faut apprivoiser, certes, mais qui sont travaillées avec la délicatesse d’un orfèvre, aussi châtiées que pleines de grâce. Des phrases d’un ton au désespoir caustique, témoins d’un drame qui semble suivre les rails d’un déterminisme implacable dont la responsabilité revient à chaque personnage dans toute sa complexité, ses failles, ses contradictions.
Un conte sur l’incommensurable médiocrité de l’être humain
La structure narrative de Ferrari est éclatée, avec de nombreuses digressions. Cela pourrait déranger quelques lecteurs, mais l’ensemble est habile. Certains chapitres introduisent une fable ou un conte, ou encore font référence à une enquête policière, avant de revenir au récit qui nous occupe. Tous parlent, d’une manière ou d’une autre, de la brutalité des hommes et de la médiocrité humaine.
« Mais Alexandre n’avait jamais été à la hauteur de ses rêves, fussent-ils tout droit issus d’un roman de gare minable »
Qu’est-ce que Nord Sentinelle ? D’abord l’histoire d’atavismes familiaux, et d’une dynastie imbue d’elle-même, qui enjambe les siècles en flirtant avec la truanderie et la bêtise. Mais le fil rouge de l’histoire, le point de départ implacable d’un drame inévitable, se trouve dans le titre. Nord Sentinelle, c’est une île du golfe du Bengale, dont la tribu autochtone a tué jusqu’à aujourd’hui tous ceux qui ont essayé de s’y rendre (le dernier en date : un missionnaire en 2018). Nord Sentinelle, c’est le péché originel du voyageur arrivant en colonisateur. Le premier homme, donc. Nord Sentinelle, c’est aussi l’allégorie de l’invasion touristique, ce « mal incurable », et de tout ce qui s’ensuit : les maux et les violences, la frustration et ses conséquences, la nature dévastée et la population viciée par l’argent facile.
« Personne ne peut contester que si quelque obscur Indien caraïbe avait, dans un éclair de lucidité salvatrice, fracassé le crâne de Christophe Colomb au lieu de l’écouter, avec une curiosité fatale, débiter ses fadaises en agitant crucifix et breloques, il devrait être tenu pour un héros et bienfaiteur, à jamais ignoré, du genre humain. »