Après l’effondrement économique de la cité ouvrière du Nevada où elle vivait, Fern (Frances McDormand), 61 ans, décide de tout quitter. Elle prend la route dans son van aménagé et travaille lors de missions courtes, d’un état à l’autre, selon les opportunités.
Auprès de la communauté nomade, Fern découvre un mode de vie en rupture avec les standards de la société fait de mouvements et de rencontres. Pour ces nomades, cette existence sur la route est une alternative face à une promesse américaine non tenue et l’accès à une réelle liberté.
Le livre des survivants
L’intrigue du nouveau film de Chloé Zhao est tirée du livre éponyme Nomadland de Jessica Bruder publié en 2017. La journaliste y raconte son expérience auprès de déclassés qui ont décidé de tout laisser derrière eux pour prendre la route.
Le séisme se produit lors de la crise financière de 2008. À cette période, ils sont nombreux à tout perdre du jour au lendemain. Jessica Bruder a suivi pendant une longue période ces seniors devenus précaires qui partent à la recherche de petits boulots à bord de mini-van dans tout le pays.
Le livre dresse un portrait saisissant de ces femmes et hommes devenus migrants dans leur propre pays et de ces entreprises qui profitent de cette nouvelle main-d’œuvre bon marché.
Adapter l’errance
L’implication de Frances McDormand dans Nomadland va bien au-delà de son rôle d’actrice puisqu’elle est à l’origine du projet. Après avoir mis une option sur le livre de Jessica Bruder avec le producteur Peter Sears, elle découvre The Rider (2017) lors d’un festival. Dans ce film, Chloé Zhao met en scène une star de rodéo grièvement blessée qui espère se remettre en selle.
L’actrice qui produit également le film est persuadée que la réalisatrice est la personne parfaite pour mener à bien le projet. Et le résultat lui donne amplement raison. Le sujet de Nomadland et la démarche même de la journaliste résonnent avec la sensibilité de Chloé Zhao qui pose un regard affûté sur la société américaine.
La touche Zhao
Dès son premier long métrage, Chloé Zhao braque sa caméra sur les laissés-pour-compte de l’Amérique profonde. Les Chansons que mes frères m’ont apprises (2015) est une immersion dans le quotidien d’Amérindiens vivant dans une réserve alors que la mort d’un père remet en cause la cohésion d’une famille.
Avec ce nouveau film, la réalisatrice confirme son appétence pour les héros authentiques et sa soif de réalisme. Dans ses deux premiers films, les personnages principaux sont en effet joués par des amateurs incarnant leur propre rôle. Si l’histoire est romancée, la frontière est ténue entre le personnage et son quotidien.
Pour plus de liberté, Chloé Zhao a adopté la même méthode de travail que pour The Rider. Le scénario a été réécrit et les scènes ont été adaptées au fil du tournage, selon les découvertes de la cinéaste. Un délicat mélange entre réel et fiction pour lequel France McDormand s’est prêtée au jeu de l’immersion.
Actrice incognito
Pour incarner au plus juste cette femme décidant de changer radicalement de vie, Frances McDormand a vécu dans une camionnette pendant près de cinq mois. Une expérience nomade qui s’est déroulée à travers sept États du pays.
Lors de ce périple, l’actrice a travaillé incognito auprès de vrais employés à des postes que l’on retrouve dans le film. Dans le peau Fern, Frances McDormand a notamment travaillé dans un centre de commandes chez Amazon, dans une usine sucrière, dans la cafétéria d’un parc touristique ou encore comme responsable de camping dans un parc national.
Une expérience pour s’imprégner de cette vie nomade qui se déplace au gré des opportunités de travail, souvent pour des petits boulots mal payés et des tâches saisonnières éreintantes. Une immersion d’autant plus instructive que l’actrice indique n’avoir jamais été reconnue et par conséquent traitée comme n’importe quel employé.
Trip authentique
Pour la première fois, Chloé Zhao s’appuie sur une actrice professionnelle mais sa volonté d’être au plus proche du réel reste intacte. De nombreux vrais nomades sont présents dans Nomadland. Ainsi Fern croise la route de Suanne Carlson et Bob Wells, fondateurs de Homes on Wheels, association à but non lucratif qui vient en aide aux nomades.
Les deux amis ont notamment accompagné l’équipe du film pour constituer le casting parmi de véritables nomades. La constitution de cette troupe d’amateurs offre au film une grande authenticité, proche du documentaire, et permet de dévoiler l’aspect communautaire des nomades. Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’un mouvement de membres isolés, chacun dans son mini-van.
Nomadland démontre que cette nécessité vitale de grands espaces n’est pas incompatible avec le maintien du lien humain, bien au contraire. En 2011, Bob Wells a créé le Rubber Tramp Rendezvous, un rassemblement pour nomades. Ils étaient 45 la première année, la dernière édition a réuni au minimum 10 000 personnes. Cette soif de proximité et d’entraide plane tout au long du périple de Fern et dévoile un monde parallèle à la société vivant entre quatre murs.
Like a rolling stone
Le moindre que l’on puisse dire de Nomadland est qu’il fait voyager, à tous niveaux. Évidemment, il y a ces paysages magnifiquement filmés du grand Ouest américain. Dans les pas de Fern, le spectateur redécouvre le Dakota du Sud et plus particulièrement le parc national des Badlands ou encore le désert du Nevada avec la ville d’Empire, cité ouvrière ruinée par la Grande Récession. Signe de l’effondrement de la ville, le code postal du lieu a disparu lors de sa chute.
Derrière les paysages sublimes, la notion de crise économique et de perte survole Nomadland mais le film n’est jamais misérabiliste ni étouffant. Il offre au contraire une étonnante bouffée d’air frais. Et une remise en question d’un rêve américain dont beaucoup ont été subitement extraits pour se retrouver en plein cauchemar.
Personnage important dans la communauté, Bob Wells confie avoir vécu une renaissance en ayant pris la route. Alors sans abri, il est tombé amoureux de la route et cela a tout remis en question. Bob Wells avait fait tout ce que la société lui avait demandé : avoir un travail stable, se marier, avoir des enfants, une maison… Mais le bonheur, le vrai, il l’a trouvé dans la liberté offerte par la route. En perpétuel mouvement.
La vraie vie
Même si beaucoup ont été poussés sur la route par la cruauté d’une crise économique, Nomadland est un film étonnamment lumineux qui interroge sur le modèle imposé par la société. Aux côtés de Fren, le spectateur découvre un monde parallèle qui roule à contresens de ce que l’on considère comme normal, voire un accomplissement.
Libérés de nombreuses contraintes modernes, les nomades qui accompagnent Fern invitent à réfléchir sur le sens d’une vie sédentaire. Et l’impact est d’autant plus fort en cette période de confinements et de couvre-feux à répétition. Une vie de charges et de contraintes que ces aventuriers modernes ont décidé, parfois sous leur pression insupportable, de quitter du jour au lendemain.
Couvert de récompenses, Nomadland a notamment remporté trois Oscars (meilleur film, meilleure réalisation et meilleure actrice) faisant de Chloé Zhao la deuxième femme — seulement ! — à avoir décroché l’Oscar de la meilleure réalisation après Kathryn Bigelow. Prochaine étape dans sa filmographie, un projet titanesque bien loin de son cinéma proche du réel. La cinéaste s’est en effet vu confier le blockbuster Marvel Les Éternels (2021) dont une bande-annonce a été récemment dévoilée. Un défi intriguant.
Magnifique voyage dans l’Ouest américain, Nomadland invite à regarder en face le mensonge du rêve américain en lui opposant une alternative de liberté salvatrice, briseuse de chaînes de toutes sortes. Chloé Zhao y confirme son talent pour offrir des œuvres d’une grande délicatesse, en équilibre entre fiction et réel, avec un grand respect pour son sujet.
> Nomadland réalisé par Chloé Zhao, États-Unis, 2020 (1h47)