Narcos, le poison mexicain

Narcos, le poison mexicain

Narcos, le poison mexicain

Narcos, le poison mexicain

13 juillet 2011

Le Mexique fait souvent la Une des médias pour ses morts liés au crime organisé, la violence et la corruption de ses dirigeants. La journaliste Babette Stern a longuement observé les cartels de narcotrafiquants et démontre qu'ils sont devenus l'entreprise la plus prospère du pays.

Les militaires à la lutte contre le trafic de drogue. | Photo FlickR, CC, Jess Villaseca Prez

Massacres, assassinats, séquestrations. La violence liée au crime organisé n’a jamais été aussi extrême au Mexique. Les cartels de la drogue ont imposé la corruption dans un pays où la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le narcotrafic règne, l’économie est empoisonnée. Dans son livre Narco business. L’irrésistible ascension des mafias mexicaines, la journaliste Babette Stern[fn]Babette Stern est journaliste, spécialiste des grands sujets économiques internationaux. Elle a travaillé au Monde et a été correspondante pour Libération.[/fn] démontre le poids grandissant de ce consortium de cartels de la drogue avec, à leur tête, des hommes qui agissent en patrons de multinationales, habillés en costume-cravate.
Sur fond de règlements de comptes entre cartels et de lutte guerrière improbable lancée par le président Felipe Calderón, la population vit aujourd’hui dans un climat de terreur.

Dès le début du livre, vous vous attachez à montrer que les cartels fonctionnent comme de véritables entreprises…

J’ai pris le parti de traiter la drogue comme une marchandise comme une autre. C’est un produit, en marge de la loi qui répond au marché de l’offre et la demande. Soumise à des fluctuations de prix, la drogue est vendue sur des réseaux commerciaux internationaux. A leur tête, des self-made men qui gèrent leur entreprise d’une main de fer, en passant des accords, profitant des faiblesses des concurrents pour prendre leur place. Au Mexique, ça signifie les éliminer physiquement. Ces dirigeants cultivent des réseaux d’influence. Ce sont des mécènes. Ils ont des employés, investissent. C’est la vie quotidienne de dirigeants de multinationales mais version trash. C’est une réalité. Tout cet argent généré par la drogue doit être réinvesti, blanchi. Il faut donc avoir des banques à disposition.
La coca ne pousse que dans les pays andins. Il faut la faire venir… avoir une infrastructure conséquente pour la cultiver, la transformer et surtout pour la transporter. Ce sont des entreprises qui doivent investir. Elles font aussi de la R&D (Recherche et Développement).

Les arrestations dans les cartels sont fréquents. | Photo FlickR, CC, Jess Villaseca Prez

La position stratégique du Mexique n’explique donc pas à elle seule cette « ascension irrésistible » des mafias mexicaines ?

Le Mexique a un atout formidable, sa position géographique, et 3 200 kilomètres de frontières avec les Etats-Unis, premiers consommateurs de drogue au monde. Mais cette position stratégique n’aurait pas suffit à propulser le Mexique au premier rang du trafic de drogue. Sans ce que j’appelle les petits coups de pouce de l’Oncle Sam. Le Mexique a profité de la déclaration de guerre aux cartels colombiens dans les années 90 et a développé son propre business. Les Mexicains ont un sens du commerce, de l’entreprenariat. Ils ont su saisir les opportunités et en profiter. C’était surtout un espace de transit au départ, il est devenu un lieu de production et de consommation.

Quelle est la différence avec les cartels colombiens de Pablo Escobar des années 90 ?

D’abord, la taille du pays : le Mexique est un très grand pays. Plus de cartels, plus de puissance. La structure de ces organisations est également différente. La plupart du temps, ce sont des cartels familiaux. Quand un narcotrafiquant tombe, un neveu ou un oncle prend sa place. Par exemple, dans le cartel du Sinaloa (sur la côte Pacifique, NDLR) qui est aujourd’hui le plus structuré et le plus puissant, ce sont des personnes du cru, qui ont, de près ou de loin, un lien de parenté. Les liens sont très profonds. Ils sont soudés et lutter contre eux est d’autant plus compliquée.
Ensuite, les cartels ont su se diversifier. Les Colombiens eux, c’était la coca. Point. Les Mexicains se sont adaptés au marché des amphétamines. Aujourd’hui, ce sont les premiers producteurs de cette substance psychotrope. Ils sont également troisièmes producteurs de pavot donc ils peuvent faire de l’héroïne, de la morphine.

On compte 35 000 morts depuis 2006. | Photo FlickR, CC, Juan-Carlos Cruz

Une manne financière qui leur permet de décrédibiliser l’Etat et de faire régner la corruption…

Il faut bien mesurer la puissance financière des narcotrafiquants. Ils peuvent acheter n’importe qui. Vraiment n’importe qui. Même les militaires. C’est pour cela qu’après une opération « coups de poings », les militaires changent d’affectation. Pour éviter toute tentation financière. Au Mexique, personne n’est arrêté par une sorte de « morale » vis-à-vis de la drogue. C’est un produit un peu comme un autre, pour exporter, notamment aux Etats-Unis, avec qui l’histoire est plus que mouvementée. Et si l’on peut empoisonner le voisin américain…

L’année 2007 semble marquer un tournant vers encore plus de violence. Une violence aveugle et gratuite qui touche même les civils.

Oui. Dès 1999, il y a eu des changements dans la manière de fonctionner des cartels, avec l’arrivée de Osiel Cárdenas[fn]Osiel Cárdenas a été arrêté en mars 2003. Il a pu continuer à diriger plus ou moins son cartel depuis sa prison mexicaine. Extradé aux Etats-Unis en 2007, il a été condamné à 25 ans de prison par un tribunal fédéral américain en 2010.[/fn] à la tête du cartel du Golfe. Un type qui n’avait jamais été dans le business de la drogue. Il n’avait aucune morale, contrairement aux membres des autres cartels qui ont une sorte d’éthique, de code d’honneur. Cárdenas était sans foi ni loi. Et tellement parano qu’il a voulu une armée pour se protéger. C’est le premier à avoir paramilitarisé un cartel, en débauchant des commandos des unités d’élites mexicaines. Des soldats très armés, surentrainés, de vrais automates : les « Zetas« . C’est le début de la narco-militarisation.
D’autre part, peu à peu, l’intégration des kaibiles (anciens soldats des forces spéciales du Guatemala) dans les rangs des Zetas a rendu courante la décapitation. Depuis 2007 et l’extradition de Cárdenas vers les Etats-Unis, les Zetas se sont émancipés. La violence a redoublé dans les cartels avec des hommes agissant comme des robots sanguinaires.

Une scène habituelle, surtout à Ciudad Juárez. | Photo FlickR, CC, Juan-Carlos Cruz

Et pour une tête coupée dans un cartel, on en décapite deux dans le cartel rival…

La pratique dans le milieu a totalement été modifiée. Cela a créé une surenchère qui n’a plus de limite. Groupe paramilitaire contre groupe paramilitaire. Il y a un côté théâtralisation pour impressionner ses adversaires. Les Zetas se sont aussi beaucoup diversifiés dans leurs activités. Ils font régulièrement des enlèvements et trafics de migrants, et même du trafic d’organes. Les autres ne font pas ça. On a changé d’échelle.
Ajouté à cela l’offensive militaire de Felipe Calderón, lancée en 2006, contre les cartels et on obtient une violence permanente.

La stratégie guerrière de Felipe Calderón qui a recours à l’armée pour lutter contre les narcos est un échec criant…

Oui, sans nuance. En 2006, pour se faire une légitimité introuvable dans les urnes (il a devancé son adversaire de 0,65 % des voix, soit 245 000 sur 42 millions de votants, NDLR), Calderón a déclaré la guerre aux narcotrafiquants. Il a donné quelque chose à faire à l’armée. Il a expliqué qu’il a fallu recourir à elle parce que 70 % de la police fédérale était corrompue. Avec l’armée, on est dans la répression. Et ce n’est pas en mettant les chars dans les rues qu’on arrive à quelque chose. Les atteintes au droit de l’Homme sont nombreuses, comme les intrusions dans les maisons, les détentions arbitraires, les perquisitions illégales, au nom de la lutte contre la drogue.
Cette répression ne fonctionne pas. De nombreuses personnes à la tête des cartels ont déjà été arrêtées, et le chiffre d’affaires de la drogue est toujours aussi hallucinant. On va surtout se souvenir de Calderón comme celui qui a fait 30 000 morts en quatre ans. C’est invraisemblable. C’est un pays en guerre civile.

50 000 militaires ont été déployés par le président Calderon depuis 2006. | Photo FlickR, CC, Jess Villaseca Prez

Peut-on justement parler de guerre civile ?

Ce sont bien des habitants d’un même pays qui se battent entre eux. Les narcotrafiquants bataillent les uns contre les autres, c’est une chose. Ensuite, ces narcotrafiquants visent tous ceux qui les gênent : juges, policiers, procureurs, journalistes, etc. A côté, l’armée lutte contre les narcotrafiquants. Au milieu de tout ça, on a une population qui est prise en otage. Il y a des endroits très dangereux dans le pays. Evidemment Ciudad Juárez, à la frontière, une ville extrêmement violente, où de jeunes femmes ont disparu et/ou ont été assassinées. Il faut obéir aux narcos sinon, on est mort. C’est donc bien une guerre civile qui ne dit pas son nom.
Et les narco juniors l’ont bien intégré. Ils n’ont pas d’autres perspectives. Et préfèrent vivre cinq ans en sachant qu’ils vont vivre avec de l’argent, des filles et des grosses bagnoles que simples paysans sans le sou.

Vous expliquez que les narcotrafiquants sont perçus comme des « héros populaires »…

Le Mexique, c’est 32 Etats. Certains sont riches, d’autres totalement à l’abandon et isolés. Les narcos font preuve d’une sorte de paternalisme avec les gens modestes. Ils construisent des écoles, des hôpitaux, s’occupent des malades, aident la population… Ce qui ne veut pas dire que la population n’en a pas assez de la violence. Le climat économique, politique et social est favorable aux cartels, puisque plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les narcos pallient les défaillances des pouvoirs publics. Ils peuvent aussi être envieux de la « réussite » des trafiquants eux-mêmes, de leurs faits et gestes. C’est de la poudre aux yeux.
Il suffit aussi de voir comme les narco corridos sont ancrés dans la culture. Ces chansons très à la mode, à la gloire des trafiquants de drogue, les décrivent comme des héros courageux, riches, ayant le sens de l’honneur.

Les mouvements civiques se multiplient partout dans le pays. | Photo FlickR, CC, FotoyMensaje

Avec l’influence et le poids financier des cartels, peut-on imaginer un de leurs représentants à la tête de l’Etat mexicain ?

Ce n’est pas nouveau que les trafiquants de drogue financent les campagnes électorales. Encore une fois, il y a 32 Etats au Mexique, avec des campagnes électorales à tous les échelons (maires, gouverneurs, députés locaux). Et c’est non seulement à la tête de l’Etat mais aussi des Etats, à l’échelon plus local, que les narcos s’infiltrent et corrompent les élus. Par exemple, les maires sont élus pour trois ans et ne sont pas rééligibles. Cela favorise la corruption.
En ce qui concerne la présidence de l’Etat, les narcos sont très proches du numéro deux de la présidence. Ils ne sont pas loin du pouvoir et disposent d’une très forte influence. Le danger, c’est qu’un représentant des narcos arrive à la tête d’un Etat : et, comme avec tout groupe privé, cela signifierait que des décisions seraient prises non pas pour le bien de la population, mais pour des intérêts privés, ceux des narcos. C’est le danger pour cette nouvelle démocratie qui date de 2000, à la fin du régime autoritaire du PRI (Partido Revolucionario Institucional), un parti d’Etat unique.

Vous parlez même de narco-dictature dans votre ouvrage…

Carlos Fuentes, écrivain mexicain, a dit à plusieurs reprises qu’il y a une telle demande de sécurité de la part de la population et un tel ras-le-bol que les Mexicains pourraient avoir envie d’aller vers une dictature militaire. Moi, j’ajoute, compte tenu du poids des narcotrafiquants, que ça pourrait même devenir une narco-dictature.

Rencontre, le 23 juin dernier, entre le président Felipe Calderón et Javier Sicilia. | Photo FlickR, CC, Gobierno Federal

La Caravane de la Paix, qui a parcouru le pays en juin, réclame la fin de la violence et de la corruption. Ce mouvement peut-il peser sur l’élection présidentielle de 2012 ?

Il y a de temps en temps des initiatives de ce genre comme le Mouvement pour la paix, la dignité et la justice, avec des slogans comme « No más sangre » (« Plus de sang »), mais pas de cette ampleur. La différence cette fois, c’est que le mouvement citoyen est emmené par une personnalité dont la voix porte. Javier Sicilia est un poète très respecté qui a perdu son fils en mars dernier, tué par les cartels. Il est déterminé et crédible. Il faut espérer que ce mouvement civil grossisse et que ces gens-là pèsent dans les urnes. Si le mouvement est suffisamment important, ça peut amener les candidats à la présidentielle à essayer de trouver d’autres stratégies de lutte contre la drogue. Proposer autre chose que la répression. Dans le cas contraire, si ce mouvement n’est qu’un sursaut civique, ça ne va pas suffire. Comment lutter contre la violence extrême du cartel du Golfe et contre la drogue ?

Quelle responsabilité ont les Etats-Unis dans la situation actuelle ?

L’attitude des Etats-Unis est assez ambigüe. D’abord, ils commencent à comprendre qu’ils se sont trompés de stratégie. Qu’il faut peut-être lutter contre la demande et non contre l’offre uniquement. Or cette demande, elle vient de chez eux. Et puis, les milliers d’armes qui arrivent aux mains des narcos viennent des Etats-Unis. Il ne faut pas qu’ils rejettent totalement la faute sur le voisin du dessous. Il faut aussi qu’ils balaient devant leur porte.

> Narco business. L’irrésistible ascension des mafias mexicaines, de Babette Stern. Max Milo Editions. 2011.

Les cartels de la drogue au Mexique, en chiffres

Le Mexique, un climat de terreur entre cartels et militaires. | Photo FlickR, CC, Jess Villaseca Prez

> Sept cartels de la drogue minent le Mexique, notamment le cartel du Golfe et son principal rival, celui du Sinaloa (dirigé par Joaquin « El Chapo » Guzman, aujourd’hui en fuite).

> Selon l’ONU, le chiffre d’affaires de la drogue est estimé à 450 milliards de dollars par an. Soit 50 milliards de plus que les ventes d’armes. Le CA de la cocaïne est de 88 milliards de dollars, les Américains en consomment 41 %.

> 90 % de la cocaïne consommée aux Etats-Unis passe par les cartels mexicains.

> L’argent des cartels mexicains a infiltré 81 % de l’économie du pays.

> En 2010, 15 273 personnes sont mortes dans des crimes perpétrés par les cartels. Soit au total, plus de 35 000 morts depuis 2006.

> 7 300 personnes ont été tuées à Ciudad Juárez entre 2009 et 2011, dont 3 000 en 2010.

> 100 000 hommes travailleraient pour les cartels mexicains de la drogue, selon un responsable du Pentagone.

> Plus de 50 000 militaires ont été déployés pour appuyer la police fédérale, par le président Felipe Calderón, depuis fin 2006.

> La Caravane de la paix a parcouru 3 000 km entre México et la frontière avec les États-Unis, en traversant les États les plus touchés par la violence.

> Une récompense de 5 millions de dollars est offerte sur la tête de « El Chapo » Guzman, chef du cartel du Sinaloa. Il est recherché par le Mexique, les Etats-Unis et Interpol depuis son évasion en 2001

> 25 chefs importants de cartels ont été tués ou arrêtés au Mexique depuis décembre 2006 (dont cinq du cartel du Sinaloa).