Nuria (María Paula Tabares Peña), 12 ans, Fabio (Adolfo Savilvino), 9 ans, et leur mère Amparo (Marleyda Soto) arrivent dans une petite île perdue au milieu de l’Amazonie, aux frontières du Brésil, de la Colombie et du Pérou. Ils ont fui le conflit qui oppose le gouvernement colombien aux FARC, dans lequel leur père, Adam (Enrique Diaz), a disparu. Amparo et ses enfants tentent de reprendre une vie normale dans le village qui les a accueillis lorsque le père présumé mort réapparaît mystérieusement auprès des siens.
Retrouvailles obsédantes
Le nouveau film de la réalisatrice brésilienne Beatriz Seigner est né d’une histoire vraie confiée par une amie colombienne. Celle-ci avait quitté son pays pour s’installer au Brésil après avoir appris la mort de son père. Mais, à sa grande surprise, elle a retrouvé ce père qu’on avait enterré un peu trop tôt au Brésil. Sur la base de cette anecdote, la cinéaste a commencé à écrire par bribes cette histoire d’un père fantôme qui l’obsédait. Au fil de ses recherches, elle a découvert l’ampleur de l’immigration colombienne qui était, à l’époque, l’une des plus importantes au Brésil. Une situation due notamment à l’élection de Lula à la présidence qui a fait modifier les lois pour les réfugiés lors de son mandat. Beatriz Seigner avait également envie de faire découvrir la réalité de cette immigration colombienne à ses concitoyens car, selon elle, le Brésil est tourné vers les États-Unis et l’Europe mais s’intéresse très peu à ses voisins latino-américains. Le scénario a connu de multiples versions en s’enrichissant d’autres influences : la réalisatrice y a inclut ses propres souvenirs d’enfance d’un père qui a dû vivre caché une partie de sa vie et des témoignages de réfugiés ayant quitté la Colombie.
Dans sa forme finale, Los silencios, nourri de multiples récits, s’est teinté de surnaturel, influencé par les histoires que la cinéaste a recueilli auprès des habitants d’une petite île située à la frontière entre le Brésil, le Pérou et la Colombie. Baptisée « la isla de la fantasia », ce petit bout de terre est envahi par les eaux quatre mois par an et refait surface comme par magie le reste de l’année. C’est ce lieu intriguant qui a accueilli le tournage et a contribué à son ambiance si particulière, fusionnant réel et imaginaire. Selon les habitants de l’île, des fantômes vivent parmi les vivants et entrent parfois dans leur corps pour les pousser à faire des mauvaises choses. Cette ambiance mystique est très présente dans le film où les habitants s’entretiennent avec les fantômes lors de réunions du village : ils leur posent des questions et leur demandent des conseils. Cette approche de la mort — très éloignée de notre conception occidentale — entoure Los silencios d’une aura de mystère dont le personnage du père est un symbole : ses proches acceptent sa présence impossible comme une évidence. Avec ce retour aussi soudain qu’improbable, Beatriz Seigner interroge également avec un tact admirable la possibilité d’un pardon face à la perte d’un être cher.
Le pardon intime
Los silencios fascine par sa capacité à mélanger harmonieusement des univers a priori opposés. En réunissant les vivants et leurs proches fantomatiques dans une réalité commune, Beatriz Seigner joue avec la perception du spectateur convié dans un monde très concret mais également magique et insaisissable. Débutant avec la simplicité de ce qui pourrait être un documentaire sur l’exil d’une famille colombienne face à un conflit armé, le drame bascule lors de l’arrivée de ce père à la présence énigmatique. La réalité des images se retrouve alors soumise à la perception de Nuria, Fabio et leur mère et réinterprétée à l’aune de leur deuil et de leurs espérances. Avec un minimalisme assumé — la musique est présente juste au début et à la fin du film, seuls des sons naturels accompagnent le récit —, la cinéaste réussit à nous happer dans ce récit d’une simplicité touchante. La justesse des performances et l’intensité du regard de María Paula Tabares Peña qui interprète la jeune Nuria servent à merveille l’aspect hypnotique de cette histoire d’exil invoquant des fantômes.
Derrière le silence de ces spectres familiaux, Beatriz Seigner évoque avec beaucoup de délicatesse la question du pardon. Entre 1964 et 2016, le conflit armé entre le gouvernement et les FARC a fait 260 000 morts, 45 000 disparus et 6 millions de déplacés. Au-delà de ces chiffres impressionnants, il y a, à chaque fois, la souffrance d’une famille qui a perdu un être cher ou qui doit vivre dans une incertitude insupportable. Confrontant le quotidien au monde des esprits, Los silencios met également le pardon intime en lumière face au pardon décrété par l’État. Les accords de paix en Colombie sont l’expression d’une volonté politique de tourner la page pour un futur apaisé mais les victimes peuvent-elles, en leur nom, pardonner aux meurtriers d’un membre de sa famille ? Un tel sacrifice est-il imaginable ? Probablement pas, ce qui explique le retour des disparus auprès de leurs proches pour conjurer une insupportable et cruelle absence. Les silences évoqués dans le titre du film n’en sont pas : il ne s’agit pas de moments creux où rien n’advient. Ces silences, hantés par des fantômes aimés, sont des cris inaudibles mais puissants. Ils exhortent à se souvenir et à pardonner, si possible, mais surtout à ne jamais oublier.
Porté par une simplicité qui confine au sublime, Los silencios invoque avec grâce les esprits des disparus pour interroger le pardon intime face à l’absolution étatique. Avec ce drame touchant à l’esthétique soignée, Beatriz Seigner nous convie à un voyage à fleur de peau dans une réalité sensible et mystique défiant la mort et le temps.
> Los silencios réalisé par Beatriz Seigner, Brésil – Colombie – France, 2018 (1h29)