« The Look of Silence », face à face sidérant avec l’horreur

« The Look of Silence », face à face sidérant avec l’horreur

« The Look of Silence », face à face sidérant avec l’horreur

« The Look of Silence », face à face sidérant avec l’horreur
  • Au cinéma le

    Adi, opticien itinérant, enquête sur les circonstances de la mort de son frère aîné, assassiné pendant le génocide anticommuniste de 1965 en Indonésie. Un documentaire terrifiant qui expose les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Fascinant.

    Ophtalmologiste à domicile, Adi profite de ses visites pour tenter d’en savoir plus sur la mort de son frère aîné Ramli, exécuté pendant les grands massacres survenus entre fin 1965 et début 1966 en Indonésie. À cette période, le coup d’État militaire avait entraîné une violente répression destinée à exterminer les membres et sympathisants du parti communiste indonésien (PKI), accusés d’avoir fomenté une tentative de putsch. Le bain de sang avait alors fait entre 500 000 et 1 million de morts : des paysans, syndicalistes et intellectuels accusés de « communisme ».
    Cinquante ans plus tard, les bourreaux d’hier sont toujours au pouvoir. Devenus riches, ils exercent des responsabilités politiques et vivent paisiblement parmi leurs victimes. Dans toutes les écoles du pays, l’histoire officielle enseignée aux jeunes indonésiens en fait des héros.
    Malgré les risques et les menaces, la caméra de Joshua Oppenheimer accompagne Adi dans sa confrontation avec les assassins, responsables de la mort de son frère et de tant d’autres. Ensemble, ils tentent de mettre en lumière l’horreur de ce carnage, pour vaincre le silence et la peur qui pèsent sur le pays depuis près de cinq décennies.

    The Look of Silence

    Indécente impunité

    The Look of Silence est le second documentaire de Joshua Oppenheimer consacré aux massacres indonésiens de 1965. Dans The Act of Killing (2012), le réalisateur avait demandé à d’anciens responsables des escadrons de la mort de rejouer leur tuerie de masse devant sa caméra en leur laissant le choix du style cinématographique. Le résultat, stupéfiant, enchainait des scènes de reconstitutions improbables de leurs crimes sous forme de polar américain, film d’horreur ou encore de scène musicale kitsch. Des mises en scène souvent ridicules mais surtout dérangeantes, tant elles laissaient transparaître l’absence totale de remords de la part de ces anciens bourreaux, désormais très confortablement installés dans la société indonésienne.

    Tourné juste avant la sortie de The Act of Killing, qui dévoilait un pouvoir construit sur la terreur et le mensonge, ce second documentaire explore ce que signifie vivre dans un telle société : quelle existence pour ceux qui vivent dans la peur et le silence depuis près de 50 ans ? Grâce aux témoignages des bourreaux tournés par Joshua Oppenheimer, les parents d’Adi, né juste après les massacres, obtiennent enfin une réponse quant à la manière dont leur fils Ramli a été assassiné, ainsi que sur l’identité de ses meurtriers. Le cas de Ramli est emblématique car, contrairement aux personnes disparues dans les camps de concentration du pays, des témoins directs peuvent confirmer son exécution. Il est ainsi devenu un symbole du génocide organisé par les militaires. Indigné par le mensonge institutionnalisé, Adi, dont les enfants apprennent à l’école que les bourreaux d’hier sont des héros de la nation, va entamer devant la caméra du cinéaste une incroyable série d’entretiens avec les responsables de la mort de son frère, en remontant peu à peu la chaîne de commandement.

    The Look of Silence

    Le regard des bourreaux

    Les confrontations d’Adi avec les hommes ayant commis ces terribles exactions au milieu des années 60 renforce l’évidence déjà dévoilée dans le premier documentaire ; ces criminels ne se sentent absolument pas coupables. Une attitude désinvolte d’autant plus insupportable quand elle est assumée face aux victimes. En recherchant la vérité sur la mort de son frère, Adi se heurte à des hommes vieillissants qui reconnaissent leurs actes mais ne peuvent concevoir la moindre culpabilité. Après 50 ans d’une histoire officielle réécrite par le pouvoir, les anciens bourreaux sont persuadés qu’ils ont agit pour le bien de leur pays. L’opticien est invité à ne pas remuer le passé : une injonction parfois accompagnée de menaces à peine voilées.

    Entre deux entretiens avec les assassins d’hier, Adi visionne les interviews tournées par le cinéaste dans lesquelles les meurtriers expliquent, sourire aux lèvres et démonstration à l’appui, comment ils ont sauvagement exécuté Ramli et tant d’autres. Ces séquences, difficilement soutenables, provoquent un malaise inhabituel car elles nous montrent des génocidaires qui n’ont jamais été inquiétés pour leur crime et qui continuent, dans une société qu’ils ont construite, à exercer leur domination sur les familles de leurs victimes. On ne peut s’empêcher de transposer cette incroyable assurance en imaginant des dignitaires nazis qui n’auraient pas perdu la guerre se réjouissant, de nos jours, de la Shoah. Un parallèle difficile à concevoir tant il nous semble impensable que des crimes d’une telle ampleur puissent rester impunis, des décennies après les faits. Pourtant, ce documentaire captivant nous prouve que sous une propagande efficace, les anciens bourreaux vivent heureux, la conscience apaisée et prospèrent aux dépends de leurs victimes.

    The Look of Silence

    Le rôle du cinéma

    La sortie officielle de The Look of Silence en 2014 dans les salles de cinéma indonésiennes – alors que The Act of Killing avait été distribué sous le manteau deux ans auparavant – et l’engouement du public pour ce nouveau documentaire prouvent que les choses changent peu à peu dans le pays. Si la distribution du film reste perturbée par des pressions, des signes encourageants comme la reconnaissance des massacres, initiée en 2012 par la Commission indonésienne des droits de l’homme, donnent envie d’espérer un avenir apaisé en Indonésie. Les films à la fois sublimes et terrifiants de Joshua Oppenheimer documentent cette histoire en mouvement tout en jouant un rôle évident dans le lent processus vers une société réconciliée.

    Vision d’horreur d’une société où des victimes côtoient au quotidien les intouchables bourreaux de leurs proches, The Look of Silence séduit par sa beauté plastique – inversement proportionnelle à la noirceur des actes qu’il met à jour – et son courage à affronter la loi du silence. Une plongée fascinante dans un cauchemar institutionnalisé, qui cache la vérité depuis près de 50 ans à une société en quête de justice et d’humanité. Un documentaire magistral, incontournable.

    > The Look of Silence, réalisé par Joshua Oppenheimer, Denmark – Indonésie – Finlande – Norvège – Royaume-Uni – Israël – France – États-Unis – Allemagne – Pays-Bas, 2014 (1h43)

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