De la vie d’avant, on apprend au gré de souvenirs morcelés que la jeune fille fut orpheline, puis servante d’une famille anglaise avide de grandeur qu’elle dut suivre, lors d’une traversée cauchemardesque, jusqu’au Nouveau Monde. Il y a Bess, l’enfant limitée, « le plus grand trésor qu’elle eût jamais connu » ; la maîtresse et ses maris, l’orfèvre puis le révérend ; son beau souffleur de verre, espoir fugace d’une autre vie ; mais aussi l’épidémie, la faim, les crimes subis… et Dieu. Car la piété occupe une place centrale dans son dialogue avec elle-même, et c’est ce qui lui donne une vitalité farouche, un instinct de conservation insoupçonnable. Si solitaire dans cette nature indomptable, elle n’est pourtant jamais seule, car les « yeux de la forêt » l’observent en permanence. Le combat pour la survie, parfois monotone, devient chemin spirituel, hymne à la beauté du monde.
La jeune fille est désormais femme primitive, dressant une cartographie de son corps — instrument de survie et de ses affections primaires — affrontant « la faim qui fouille son ventre », « le froid qui lui ronge la peau ». La nature la réduit à l’os, au nerf, mais elle est aussi son refuge ultime face à la violence des hommes et d’un colonialisme gangrené par des désirs d’expansion inatteignables.
Les Terres indomptées est un grand roman d’aventures, haletant et lyrique, porté par une écriture crue, presque viscérale, à l’image des affections de ce corps qui faiblit et vacille. « Sa capuche tombait bas sur son visage, frêle était-elle, osseuse, menue, telle une enfant, réduite par la faim à presque rien, à sa racine, ses nerfs, ses fibres, ses tendons. Bien qu’affamée et aveuglée par les ténèbres, elle était vive. » La langue est imagée, sauvagement belle, parsemée de quelques mots d’époque (encor, geussent, souventes, guillery).
Les Terres indomptées nous a furieusement rappelé le film The Revenant, où Hugh Glass lutte contre la morsure du froid, la solitude, les bêtes et les hommes jusqu’à l’agonie, dans un monde où la survie relève presque de la transcendance.
Le dernier Lauren Groff est un grand roman : il nous emporte et nous captive, nous fait souffrir et grimacer, s’impose à nous par sa densité sensorielle et son exigence. Les Terres indomptées n’est pas une œuvre à aimer, mais à affronter, à vivre, à endurer. Et elle triomphe.