L’art et la censure, une vieille histoire

L’art et la censure, une vieille histoire

L’art et la censure, une vieille histoire

L’art et la censure, une vieille histoire

2 novembre 2012

Depuis qu'on crée, on censure. Qu'on se trouve au nord, au sud, à l'ouest ou à l'est du globe. Dans le livre "100 oeuvres d'art censurées", Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans l'édition, mordu d'art et auteur, raconte les histoires de 100 oeuvres d'art qui ont subi la censure. Pour diverses raisons ces oeuvres ont fait peur aux censeurs qui ont jugé préférable de les cacher au grand public ou de les rendre fréquentables. L'occasion de s'interroger, avec Emmanuel Pierrat, sur les différents visages de la censure contemporaine. Entretien.

Vous avez sélectionné 100 oeuvres d’art. Comment les avez-vous sélectionnées ?

Selon des critères totalement personnels. S’il fallait recenser toute les oeuvres d’art censurées, il aurait fallu faire 100 volumes. Donc, le critère, personnel, fut de privilégier l’éclectisme. Avec des oeuvres connues, moins connues, différents supports, de la peinture, du dessin, de la sculpture… Et d’horizons géographiques différents. L’Orient, l’Occident et un brassage d’époque. Cela permet de montrer que la censure a des préoccupations qui sont globalement restées les-mêmes.

100 oeuvres d'art censurées - Emmanuel Pierrat

C’est l’universalité de la censure que vous vouliez mettre en évidence ?

Cela prouve à la fois la force des images et des oeuvres d’art quelles que soient leur civilisation, leur lieu, et leur époque. Et cela montre aussi que l’oeuvre d’art dérange partout et toujours pour les même raisons. Je me suis fait plaisir mais j’ai toujours gardé à l’esprit le fait de proposer des oeuvres qui ont une histoire à raconter. Des histoires qui parfois sont tombées dans l’oubli. Qui sait que Botticelli a emmené lui-même ses propres oeuvres au bûcher, en raison de la censure ? « La Naissance de Vénus », c’est splendide mais il a quand même dû brûler ses propres oeuvres à cause de la censure !

La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli

Pour quelle raison censure-t-on ?

Politique, sexe et religion, les trois piliers de la censure ! Et on peut ajouter pour l’art, l’avant-gardisme, à la différence d’autres disciplines artistiques. L’avant-gardisme en matière d’oeuvre d’art est considéré comme un problème. Ce qu’on n’arrive pas à comprendre est une oeuvre qui sape les fondements et les règles de la société. Prenons le « Carré Noir sur fond blanc » de Malevitch, il est considéré comme une oeuvre séditieuse par le régime soviétique parce qu’il ne la comprend pas. Prenons aussi « l’Origine du Monde » de Courbet, quand je l’ai vu pour la première fois, c’était chez la veuve de Lacan. Il était recouvert par le « passe-partout » peint par Masson et il avait vécu près de 100 ans dans la clandestinité. C’est un tableau très fort, quoi qu’on en pense, qui fait un choc. Quand je l’ai revu à Orsay, j’ai eu un choc à l’envers. Il est désormais entouré d’un énorme cadre doré, accroché religieusement dans une salle des plus innocentes. Et d’un seul coup, c’est une oeuvre d’art devant laquelle déferlent des milliers de touristes qui ne se posent plus la question de savoir si c’est ou non scandaleux. Parce que c’est devenu une oeuvre d’art. Si vous faites du très conceptuel, très abstrait, si vous êtes sur un terrain que le censeur ne maîtrise pas, il pense que ce que vous faites est un problème. Cela sape les codes et les fondements de la société. Mais si la création devient une oeuvre d’art, d’après la définition proche de l’académie des beaux-arts, alors il n’y a plus de problème. La censure se calme.

Carré noir sur fond blanc, par Kasimir Malevitch

Une feuille de vigne pour mini-slip

On censure depuis qu’on crée ?

On n’a pas vraiment de traces, mais oui. À Lascaux, on sait que certains sont repassés derrière des dessins. A partir du moment où on recrayonne sur le dessin de quelqu’un d’autre, c’est de la censure. L’idée de la feuille de vigne est ancestrale ! Et penser qu’on a choisi la feuille de vigne pour cacher, c’est hilarant. Souvent, c’est complètement grotesque et artificiel. Ces feuilles de vignes tombées du ciel qui leur sert de mini-slip ! Ces pratiques sont très vieilles. A partir du moment ou quelqu’un a voulu faire de l’art, il y a immédiatement eu une autre personne pour penser que l’oeuvre porte atteinte au pouvoir politique, à la religion ou aux bonnes moeurs.

Quel est le visage de la censure contemporaine ?

Aujourd’hui, on est devant des censures privées, on a très peu de censure publique. L’un des derniers cas, c’est la mairie de Paris qui interdit au moins de 18 ans l’exposition de Larry Clark. Effondrant ! Mais en nombre, cela reste anecdotique. La censure contemporaine est plutôt le fait de ligues de vertus diverses et variées. Aujourd’hui, on ne brûle plus des tableaux, quoi que, mais on demande des dommages et intérêts. Et là, ça coûte tellement cher et l’économie de l’art est tellement faible, qu’il se crée un phénomène d’autocensure. On fait attention pour éviter d’avoir un procès. Des oeuvres d’art montrant des enfants, aujourd’hui on réfléchit à deux fois avant de les exposer. Les censeurs énervés demandent des sanctions privées, des dommages et intérêts. En parallèle, on trouve aussi la censure violente, physique. Par exemple le cas de Piss Christ à la collection Lambert : il s’agit cette fois de gens qui crient, manifestent et s’en prennent physiquement à une oeuvre pour la censurer.

S’en prendre physiquement à une oeuvre, c’est donc un bras de la censure.

La censure en matière d’oeuvre d’art est soit un procès fait à l’artiste ou à l’institution qui l’accueille, soit une violence physique à l’encontre soit de l’oeuvre d’art, soit de l’artiste. Le message : ne pas montrer l’oeuvre ou faire peur pour que l’artiste ne recommence pas. Mais il peut aussi s’agir de repeindre par-dessus un tableau pour cacher le problème. Les oeuvres sont saccagés afin qu’on ne les voit plus. Pour Piss Christ, des extrémistes catholiques, pour les bouddhas de Bamiyan, les Talibans. L’art contemporain perturbe beaucoup, cela me fait tout de même plaisir. Cela montre que l’art a beaucoup plus de force qu’on ne le croit !

L’oeuvre d’art n’est imposée à personne

On n’est pas actuellement en face d’une recrudescence de la censure, de la part notamment d’extrémistes religieux ?

Si ! Premièrement parce que les gens confondent tout. Ils ne comprennent pas que les oeuvres d’art qui sont exposées et auxquelles ils s’en prennent pas ne leur sont pas destinées. C’est quand même rare que la galerie, le musée vous soient imposés. L’oeuvre d’art est rarement imposée sur la place publique ou alors, elle est très consensuelle. Ces gens confondent tout et pense que ces messages s’adressent à eux alors qu’on ne leur demande pas d’aller les voir. Ni de prendre un ticket pour rentrer au musée et finalement s’autoflageller, en quelque sorte. Mais dans la société contemporaine, avec les nouveaux modes de communication, les réseaux sociaux, ils sont mis au courant d’une manière très orchestrée. On leur dit qu’il y a une image du christ trempée dans de l’urine. Ils ne seraient jamais allés à la collection Lambert mais puisqu’on leur a rabattu les oreilles avec ça, ils y vont. En plus à Avignon, Cité des papes, la confusion mentale est rapide ! Comme ces gens ne comprennent rien à l’art, ils réagissent encore plus rapidement que l’artiste ne l’aurait voulu !

Emmanuel Pierrat

Cette nouvelle censure génère-t-elle également de l’autocensure ?

Oui, bien sûr ! Le nombre d’endroits où sont exposés des cartels à n’en plus finir pour alerter que telle image sera choquante, telle vidéo sera choquante, pour préserver les âmes sensibles… Tout ça n’existait pas dans les musées il y a vingt ans. Et on trouvait pourtant des oeuvres très fortes, en body art notamment. On ne trouvait pas des cartels partout, des écriteaux pour nous expliquer que ça va nous perturber…

En fait, vous m’expliquez qu’ il y a actuellement de plus en plus d’autocensure dans l’art.

Effectivement, l’autocensure est plus importante qu’avant. Les acteurs du milieu de l’art réfléchissent de plus en plus. Une galerie n’est pas censée être équipée de vigiles ! L’idée de devoir d’un seul coup gérer des dingues qui viennent casser la vitrine ou faire un sitting, au secours ! On réfléchit deux secondes ! On ne se lance pas dans une galerie pour prendre des coups dans la figure ou se prendre un procès.

La culture n’est pas totalement foutue

Mais, ça ne va vraiment pas dans le bon sens ce que vous me racontez !

Non, ça ne va pas dans le bon sens, mais une chose est tout de même rassurante, c’est que les oeuvres excitent toujours. A l’heure de l’image, la télévision et Internet, le fait que des gens prennent l’énergie d’aller démonter ou taper sur Piss Christ à la collection Lambert, montre quand même que les messages des oeuvres d’art ont encore un vraie force. Ça veut dire que la culture n’est pas totalement foutue.

Le Jugement Dernier, Michelangelo

La censure a-t-elle, malgré tout, eu des conséquences positives sinon intéressantes sur les artistes et leurs oeuvres d’art ?

Il est évident que la censure a amené à des parcours artistiques inattendus. On ne peut pas regarder l’oeuvre des « artistes dégénérés », pour ceux qui sont restés en Allemangne, sans la décrypter à travers le prisme du régime nazi. On ne pas regarder la peinture de Malevitch sans se souvenir qu’à partir de 1920, il a été interdit. Soit l’artiste s’exile, soit il choisit la clandestinité, soit, il fait des compromis, qui sont parfois très subtils, des façons de détourner une chose, de glisser ici et là un personnage. Il existe 15 000 petites façons de jouer avec le censeur qui est souvent pris à son propre jeu. La Chapelle Sixtine, entre le moment où ils ont commandé et le moment où ils ont vu, quel choc ! L’artiste a largement dépassé le bon vouloir du censeur. La question est ensuite de savoir si, si on restaure la Chapelle Sixtine [les parties génitales des nus du Jugement Dernier, qui faisaient scandale, ont quelques années plus tard été recouvertes et le sont toujours aujourd’hui, ndlr], on s’adonne ou non à un acte de censure. L’artiste détourne la commande ou décide de faire des repeints, de cacher certains endroits. Si on redévoile ce que le censeur a fait cacher par l’artiste, est-ce qu’on n’est pas en train de censurer ?

Carn de Buey, Soutine

C’est une sorte de mise en abîme de la censure.

Tout à fait. Si vous enlevez les feuilles de vignes, est-ce que le tableau a le même sens ? Parce que l’artiste a tout de même décidé, même s’il était souvent obligé, de peindre ces feuilles de vignes. Il a pensé sa composition de telle façon qu’il a été obligé de rajouter les feuilles de vignes. 
L’artiste peut aussi se censurer pour honorer une commande, parce qu’il est obligé de vivre et donc d’y répondre. Soutine, avant Barnes et Soutine après Barnes, ça n’a rien à voir ! Il n’a plus q’un seul acheteur, ce qui oriente forcément sa peinture. Plusieurs paramètres entrent en cause, et l’artiste est toujours obligé à un moment ou à un autre de s’autocensurer.
Prenez Ai WeiWei, s’il se met à réaliser, je ne sais pas moi, une oeuvre avec des lapins gentils. Du côté du pouvoir [chinois], on dira que l’oeuvre est pernicieuse. De l’autre, on pensera que l’artiste s’est rangé dans le camp du pouvoir. Il est en quelque sorte obligé de rester dans son créneau. L’artiste est aussi condamné à faire ce qu’on attend de lui.

> 100 oeuvres d’art censurées, Emmanuel Pierrat, les éditions du Chêne, octobre 2012.