Alors même que le soleil perd un combat inégal avec la nuit islandaise, les autochtones du 101 Reykjavik -un quartier tendance de la capitale- se préparent avec un zèle de damné à célébrer Noël. Contre la crise, contre le winter blues, contre le vent meurtrier, et surtout contre le froid qui brise un peu plus chaque jour les velléités des plus combatifs.
La scène gay de Reykjavik constitue, selon moi, l’un de ces remparts nécessaires contre l’isolement et la déprime qui peuvent se faire jour au sein d’une insularité autant éprouvée que chérie. Malheureusement, là où l’été offrait son lot salvateur de touristes versatiles et d’oiseaux de passage peu farouches, là où les quatre jours de la Gay Pride fédéraient sous un même drapeau arc-en-ciel le visage de toutes les générations, là où le soleil de minuit dardait sur la baie des fumées un halo abolissant toute caste et tout genre, l’hiver, lui, a recouvert d’une brume verglacée cette mécanique presque parfaite des échanges -quels qu’ils soient- en milieu (pas si) tempéré.
La Gay Pride, organisée au début du mois d’août, est devenue une fête nationale en moins de dix ans. Les poussettes côtoient les chars, les mères de famille et les butch [fn]Terme désignant les lesbiennes qui s’habillent de façon outrageusement masculine, le plus souvent par appropriation des codes vestimentaires, souvent par protestation.[/fn] s’époumonent à qui mieux-mieux sur les chansons de Paul Oscar et c’est avec une exaltation enfantine que l’on prend place sur le Whale Watching Boat transformé en paquebot boys only pour l’occasion. Le milieu gay à Reykjavik oscille entre le rose outrancier -du très queen au très queer- et la noirceur un peu cheap de minuscules dark rooms où de vieux messieurs endimanchés s’amusent sur des balançoires. La gent invertie [fn]Synonyme d’homosexuelle.[/fn] y est si peu nombreuse que, dans les trois hauts et seuls lieux de rencontres, l’on croise aussi bien des familles recomposées et des divas flamboyantes que des amateurs de latex et de cuir. D’abord, le Barbara, un must see bondé le samedi soir où le plus mauvais de Shakira tutoie le meilleur des XX et où vient s’encanailler toute la faune interlope de la capitale ; ensuite, le MSC, un leather-club ; enfin, le dernier-né, le Trúnó, seul café gay dans tout Reykjavik ! Cette absence de communautarisme et de frontières entre les genres a évidemment de considérables avantages et de menus inconvénients.
Génial : le fait d’être gay ou lesbienne ou trans n’est un problème pour personne… Presque plus personne. Le mariage gay a été voté à l’unanimité. Le Premier ministre est lesbienne. Des associations actives d’étudiants à la présence incontestable du militantisme LGBT : rien qui ne puisse entacher l’image gay friendly de l’Islande. Et il faut bien avouer que cette paix est un véritable réconfort. Surtout lorsque l’on se remémore quelques moments peu glorieux de l’histoire des gays en Islande. Jamais, depuis que je suis ici, n’ai-je ressenti, à l’endroit des homosexuels, de regards haineux ou incrédules, jamais de casseurs de pédés, jamais de discrimination : en somme, un Jardin d’Eden à la disposition de tout un chacun.
Cependant, le fait que la communauté gay soit si restreinte -ce qui au demeurant n’est pas un problème lorsque l’on est un touriste en goguette- porte en soi son lot d’amertume et de frustration contenues. Il arrive que l’on se sente bien seul un samedi soir : les plans d’un soir que l’on rencontre à son corps défendant tous les jours sur la rue principale ; l’ennui que l’on éprouve parfois à ne croiser que les mêmes visages semaine après semaine ; le manque de conversation et le sens assez pauvre de la drague chez les Islandais (« I have a big kitchen, do you want me to cook you? » (sic!). Qu’arrivent un touriste ou un vétéran de la chambre aux orgies, et c’est toute un écosystème qui se met en mouvement : il s’agit de s’approprier aussi rapidement que possible le nouveau venu, ce Messie de fortune qui enchante l’œil blasé et alimente malgré lui les fantasmes de toute une piste de danse. Ce qui pourrait passer d’abord pour un jeu, une connivence obligée m’a, plus d’une fois, semblé relever d’une envie désespérée de sensualité, de corps éprouvant un tel besoin de prendre langue que la frénésie estivale n’est plus qu’un souvenir si lointain qu’on en vient à douter de son existence même. Combien de tentatives avortées, combien de sexes tristes, combien d’éphèbes ivres-morts sacrifiés sur l’autel de l’habitude ?
Point d’amertume, simplement un constat. Un constat un peu triste il est vrai. Quelque chose de dommage quand l’on pense à quel point il est "facile", dans l’absolu, d’être gay, lesbienne, bi ou trans à Reykjavik. Mais un dommage quasiment impossible à taire puisque c’est bien la taille réduite de cette communauté qui amplifie, malgré elle, cette configuration autarcique et autistique entre les individus.
Noël approchant, il serait peu convenable de se laisser aller au fatalisme. Le côté bon enfant et totalement décomplexé de la scène gay islandaise en ravira plus d’un. Pour ceux qui restent quelques mois en la baie, il leur faudra adopter la posture des chasseurs d’aurores boréales : une patience à toute épreuve, une émotion, parfois frustrée par l’attente, mais qu’un moment de pure extase viendra absoudre. Absolument.