« La mère de tous les mensonges », figurines mémorielles

« La mère de tous les mensonges », figurines mémorielles

« La mère de tous les mensonges », figurines mémorielles

« La mère de tous les mensonges », figurines mémorielles

Au cinéma le 28 février 2024

À Casablanca, la cinéaste Asmae El Moudir cherche à briser la spirale des mensonges qui se transmettent dans sa famille. À l'aide d'une maquette du quartier de son enfance et de figurines de ses proches, elle rejoue son propre histoire intimement liée à l'Histoire oubliée de son pays. Avec son dispositif inventif, La mère de tous les mensonges mêle subtilement l'histoire personnelle de sa réalisatrice à un épisode douloureux du Maroc passé sous silence. Une reconstitution artisanale aussi touchante que captivante portée par un puissant désir de reconnaissance mémorielle.

Dans un bâtiment de Casablanca, des maquettes d’immeubles s’étalent sur de grandes tables. Elles représentent avec une précision méticuleuse un quartier marocain tel que la réalisatrice Asmae El Moudir l’a connu dans son enfance. Dans les foyers reconstitués, des figurines incarnent sa famille et ses voisins. Elles font revivre un passé que la cinéaste met en scène pour exorciser les mensonges et les non-dits familiaux.

En rejouant cette période de son enfance, Asmae El Moudir met en lumière les secrets familiaux, cachés pendant tant d’années. Un voile se lève sur son histoire personnelle intimement liée à un épisode terrible de l’histoire marocaine. Un drame soigneusement effacé par les autorités : les meurtrières émeutes du pain.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

No picture !

De son enfance, Asmae El Moudir se remémore les visages de ses parents, de sa grand-mère Zahra, la porte bleue de leur habitation… Des images mentales mais aucune photo. Et pour cause : celles-ci étaient interdites au sein du foyer ! À part le portrait du roi Hassan II ornant fièrement le mur du salon, l’autoritaire Zahra refusait toute représentation humaine à l’intérieur de la maison. Officiellement, cet interdit était d’ordre religieux selon la grand-mère qui tenait d’un main de fer le foyer.

Alors qu’à 12 ans Asmae se plaint de n’avoir aucune photo d’elle, sa mère Ouarda lui confie enfin une photo où elle apparaît. Elle apprendra plus tard que sur cet unique cliché qu’elle possède, elle n’est pas la petite fille sur la photo. Premier long-métrage d’Asmae El Moudir, La mère de tous les mensonges est un documentaire parcouru par le mystère d’un passé dont aucune trace ne subsiste. Une thématique d’omission et d’invisibilité qui dépasse largement le cadre familial.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

Visage renfrogné et tempérament explosif, Zahra est au cœur de cette volonté de ne conserver aucune trace du temps qui passe. Après toutes ces années, elle reste la cheffe de famille qui impose son autorité sur ses proches. Zahra ne tolère pas que sa petite-fille soit réalisatrice, elle préfère dire qu’elle est journaliste. Quelle ironie que celle-ci soit devenue une créatrice d’images qu’elle redoute tant ! De son regard suspicieux, elle juge cette reconstitution pour remuer le passé d’un mauvais œil. D’ailleurs la figurine qui est censée la représenter elle la trouve ratée, totalement ridicule !

Histoire(s) à dévoiler

Au fil des échanges, souvent animés et conflictuels, entre la matriarche Zahra et le reste de la famille et leurs voisins, une vérité familiale sort peu à peu de l’ombre. Avec son opposition radicale à toute tentative de faire revivre le passé pour des raisons évasives, la grand-mère de la cinéaste apparaît comme un personnage comique. Une perception qui évolue cependant au fil du documentaire lorsque son rejet des images apparaît dans sa complexité.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

Le rejet des photos par Zahra possède en effet une cause plus personnelle et douloureuse qui se dévoile au cours du tournage, sous nos yeux. Le tabou familial de ces images interdites se retrouve intimement lié à la grande Histoire, celle d’un pays tout entier qui a lui aussi fait le choix terrible d’un oubli délibéré.

L’émeute effacée

Cet événement passé sous silence, la cinéaste découvre son existence lors d’une visite au Maroc alors qu’elle avait 25 ans. Sur l’écran de télévision, l’inauguration d’un cimetière près de chez ses parents dédié aux victimes des émeutes du pain de 1981. Le 20 juin 1981, alors que le pays subit les « Années de plomb », un soulèvement populaire secoue la ville de Casablanca. Des hommes et des femmes manifestent contre l’augmentation injuste du prix de la farine imposé par le gouvernement.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

Face aux milliers de personnes, principalement issues des quartiers défavorisés, descendues dans la rue, les forces de police tirent à balles réelles. À l’époque, les autorités font état de 66 morts. Selon les syndicats, il y aurait eu plus de 600 victimes, voire plus d’un millier. Très vite, les forces militaires emportent les corps pour éviter les enterrements publics. Tout est fait pour effacer au plus vite les traces des émeutes et empêcher toute diffusion d’images.

Les archives nationales du Maroc n’ont aucune trace de cette journée tragique. Seule une photo en noir et blanc de personnes mortes dans une rue a survécu à cette volonté d’effacement. Depuis, les familles des victimes manifestent en brandissant les portraits de leurs proches disparus. Parmi ces visages, Asmae El Moudir est captivée par le portrait de Fatima, 12 ans en juin 1981. Disparue lors de l’émeute, Fatima habitait dans sa rue. Son corps n’a jamais été retrouvé.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

Reconstruire le passé

Pour raviver ce passé sans images, Asmae El Moudir met en place un procédé captivant qui donne corps aux souvenirs exhumés par les confidences de ses proches et voisins. Cette reconstitution passe par un dispositif ingénieux qui a permis au film d’être sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard au festival de Cannes 2023. Il y a remporté le prix de la Mise en scène et L’Œil d’or du meilleur documentaire.

De l’argile, des bouts de tissus, du bois et de la peinture sont les armes de la cinéaste pour reconstruire ce quartier et révéler une vérité familiale et historique. Le travail minutieux des maquettes des bâtiments a été réalisé en partie par Mohammed El Moudir, maçon-carreleur le plus populaire de la médina de Casablanca dans les années 60 et père de la réalisatrice. Ouarda, sa mère, s’est attelée au travail minutieux des costumes des figurines.

La mère de tous les mensonges © photo Insight Films - Arizona Distribution

La reconstitution très détaillée du quartier permet de revivre les événements en offrant un support visuel aux confidences des protagonistes, libérés par leur alter ego sous forme de figurine. Les voix de la cinéaste et de ses proches nous mènent d’une maison à l’autre dans ce labyrinthe mémoriel, jusqu’au jour du drame. Peu à peu les bribes d’une histoire morcelée se confrontent, parfois avec douleur, pour créer un passé commun, enfin exposé à la lumière de la vérité.

Petite entreprise familiale, La mère de tous les mensonges charme par sa capacité à donner corps à une mémoire oubliée avec ses figurines artisanales. Les omissions et mensonges familiaux trouvent un écho dans la culpabilité silencieuse de l’État, épicentre d’un effacement d’une histoire magnifiquement réécrite par ce récit saisissant et libérateur.

> La mère de tous les mensonges (Kadib Abyad), réalisé par Asmae El Moudir, Maroc – Qatar – Arabie Saoudite – Égypte, 2023 (1h36)

La mère de tous les mensonges (Kadib Abyad)

Date de sortie
28 février 2024
Durée
1h36
Réalisé par
Asmae El Moudir
Avec
Zahra Jeddaoui, Mohamed El Moudir, Ouarda Zorkan, Abdallah EZ Zouid, Said Masrour, Asmae El Moudir
Pays
Maroc - Qatar - Arabie Saoudite - Égypte