Membre surmotivé des Jeunesses hitlériennes, Jojo Betzler (Roman Griffin Davis), 10 ans et demi, est farouchement impliqué dans la guerre que mène son pays. Jeune garçon solitaire, il passe des heures à deviser sur la suprématie aryenne avec Adolf Hitler (Taika Waititi), son ami imaginaire. Animé par un nationalisme à toute épreuve, Jojo tombe de haut lorsqu’il découvre que sa mère Rosie (Scarlett Johansson) cache une jeune fille juive dans leur propre demeure.
Dans l’impossibilité de dénoncer Elsa (Thomasin McKenzie) sans se mettre lui-même et sa mère en danger, Jojo négocie avec cette intruse que le régime nazi lui a appris à haïr. Avec l’aide de son grotesque Führer fantasmé, le jeune garçon entreprend la rédaction d’un livre sur les Juifs alimenté par les confessions délirantes de la malicieuse Elsa. Confiant en l’avenir, Jojo est loin de se douter que la guerre est sur le point de se conclure et que sa rencontre avec la jeune fille va radicalement bouleverser son fanatisme aveugle.
Guerre enfantine
Réalisateur néo-zélandais de mère juive et de père maori, Taika Waititi s’est toujours intéressé à la période de la Seconde Guerre Mondiale. Fasciné par les histoires racontées à travers le regard d’un enfant, le roman Le ciel en cage de Christine Leunen ne pouvait que l’intriguer. Dans ce livre publié en 2004, un nazillon découvre avec stupeur que ses parents cachent une jeune juive dans le grenier familial. Le cinéaste dont le grand-père a combattu les nazis et qui a lui-même dû affronter les préjugés dans son enfance à cause de sa couleur de peau a immédiatement eu envie d’adapter cette histoire. Ce qu’il fait selon sa grille de lecture, résolument fantasque.
Avec la bénédiction de l’autrice, Taika Waititi a fait basculer le récit dans la satire en développant la vision du monde aussi intolérante que loufoque du jeune Jojo. Dès les premières minutes du film, le réalisateur du mockumentaire Vampires en toute intimité (2014), Hunt for the Wilderpeople (2016) et Thor Ragnarok (2017) annonce la couleur : Jojo Rabbit assume un décalage tapageur. Sans préambule, Jojo entraîne le spectateur dans son monde où le grand Adolf, il en est persuadé, est proche de la victoire.
Crazy nazi
Alors qu’il s’apprête à rejoindre la Deutsches Jungvolk — la subdivision des Jeunesses hitlériennes pour les garçons âgés de 10 à 14 ans —, Jojo échange des « Heil Hitler » tonitruants avec son Fürher fantasmagorique pour vaincre sa timidité. Remonté à bloc, il rejoint le camp en tendant fièrement le bras pour saluer les passants. Un joyeux périple accompagné par Komm gib mir deine Hand, version allemande du sémillant et anachronique I Want to Hold Your Hand des Beatles. Le ton du film est donné : décomplexé et naturellement provocateur.
Produit de la solitude et de la ferveur de Jojo, la parodie d’Hitler incarnée par le réalisateur lui-même est à l’image de l’humour grand-guignolesque qui traverse la satire. Taika Waititi détourne avec un plaisir malicieux les codes autoritaires du régime nazi qui n’ont parfois besoin que d’un léger décalage pour provoquer le rire. Cet humour parfois potache est un parti pris audacieux qui ne fonctionne pas à coup sûr mais offre des moments particulièrement réjouissants. En épousant naïvement les thèses nazies, le cinéaste démontre leur folie : risible parfois, inquiétante toujours.
L’arme de rire
Grotesque et décalé, l’humour noir possède ici une excuse imparable : ces situations sont le produit de l’imagination d’un jeune garçon de 10 ans endoctriné par un système autoritaire. Les gags peuvent alors être cartoonesques et le dictateur imaginaire se permettre toutes les incongruités. En adoptant le point de vue d’un jeune nazi, le cinéaste reprend le flambeau d’un besoin impérieux de caricature né dès les années 40, en poussant le curseur un peu plus loin.
Jojo Rabbit s’inscrit habilement dans la lignée de comédies controversées devenues cultes : Le dictateur (1940) de Charlie Chaplin, Jeux dangereux (1942) d’Ernst Lubitsch ou encore Les producteurs (1967) de Mel Brooks. Ce dernier assurait alors : « Si l’on peut réduire Hitler à quelque chose de risible, alors nous avons gagné. » Comme ses illustres prédécesseurs, Taika Waititi maintient son film en équilibre sur une corde raide entre le rire et le désespoir. Sous le vernis de l’enthousiasme enfantin, la haine suinte dans les propos ridicules du Führer fantaisiste. Le rire, gêné, agit alors comme une arme de mise à distance.
Mini nazi
En tournant habilement en dérision l’engouement aveugle du jeune garçon pour l’idéologie nazie, Jojo Rabbit interroge une mécanique terrifiante. Pour le jeune garçon solitaire, Adolf Hitler est un modèle comme pourrait l’être un sportif ou une star de cinéma. Jojo possède d’ailleurs un poster de lui dans sa chambre. Certes le dictateur savait se mettre en scène mais il représente surtout l’Allemagne dans l’esprit du jeune patriote. Jojo aime son pays et le soutient d’autant plus qu’il est en guerre. Après tout, pour quelle raison devrait-il remettre en question sa loyauté envers le leader qui mènera son pays à la victoire ?
Au-delà de l’envie d’en découdre qui pourrait être mise sur le compte d’hormones en surchauffe, le plus choquant est évidemment l’adhésion sans faille du jeune garçon à la doctrine nazie. Sans sourciller, Jojo intègre les idées mortifères qui accompagne le mouvement nationaliste. La régurgitation par le jeune garçon de la haine destinée aux ennemis de l’Allemagne aryenne — à commencer par les Juifs — provoque des rires nerveux, comme pour exorciser la violence des propos.
Aïe, Hitler
Dans cet univers imaginaire très enfantin, les attaques et clichés sur les Juifs ont un écho très particulier. La confrontation de Jojo avec Elsa, jeune juive victime des circonstances mais qui n’a pas l’intention de se laisser faire, nous rappelle qu’aucun enfant ne naît avec la haine. Au contact de la combative Elsa, l’endoctrinement dévastateur qui a emporté avec lui l’innocence de Jojo va peu à peu vaciller.
Pur produit d’un état autoritaire prônant la haine et la violence, le jeune garçon est le symbole d’un bourrage de crâne terriblement efficace. Sa naïveté touchante en dit long sur la facilité pour un mouvement extrême de créer des bons petits soldats prêts à prendre les armes. Sous le vernis de l’excès et de la caricature, l’engagement de Jojo est non seulement crédible mais compréhensible, épouvantablement logique. Son raisonnement ne souffre aucune contradiction, pas même provenant de sa mère.
Maman ou Adolf
Alors que son père est en train de combattre sur le front — c’est en tout cas ce qu’il imagine —, Jojo est tiraillé entre sa mère Rosie, souvent absente pour une raison qui lui échappe, et Adolf, son ami imaginaire omniprésent. Mère ou patrie, Jojo Rabbit ose mettre le jeune garçon devant ce dilemme qui lui semble insoluble. La découverte de la jeune Elsa, planquée dans les murs de la maison, plonge Jojo dans un océan de perplexité : comment sa mère peut-elle pactiser avec l’ennemi en prenant le risque de les mettre en danger ?
En voulant se protéger l’un l’autre, la mère et son fils s’enlisent dans un jeu de dupes plein de tendresse mais aussi source d’une dramatique incompréhension. Le désarroi du jeune garçon et de sa mère, réduits au silence par la chape de plomb d’un régime menaçant, est particulièrement touchant.
De l’histoire ancienne
Derrière le masque de la satire, Jojo Rabbit pointe cruellement du doigt les dérives d’un état où les certitudes sont décrétées et les boucs émissaires facilement identifiables. Le temps passe : le présent devient de l’histoire ancienne et les leçons s’oublient vite. Alors que le nombre d’actes racistes et antisémites continue d’augmenter en France et qu’à travers le monde des pays succombent à l’appel du nationalisme, cette histoire d’enfance embrigadée s’avère incroyablement moderne. Comme le fait remarquer si justement Elsa à Jojo : le jeune garçon cherche avant tout à appartenir à un club en portant un uniforme ridicule. Malheureusement, ce ridicule tue.
Porté par un humour joyeusement provocateur, Jojo Rabbit cible une intolérance d’autant plus insupportable qu’elle contamine l’innocence enfantine. Pleine d’espoir, cette satire impétueuse est aussi une nouvelle mise en garde, tristement d’actualité.
> Jojo Rabbit, réalisé par Taika Waititi, République Tchèque – Nouvelle-Zélande – États-Unis, 2019 (1h48)