Un dessin animé peut-il changer une vie ? Pour Isao Takahata, la réponse est oui. D’une humilité à toute épreuve et d’une retenue toute japonaise, le réalisateur se garderait bien de donner ce pouvoir à ses propres films. A la fin des années 50, c’est pourtant bien le visionnage d’un chef d’œuvre animé, La bergère et le ramoneur (qui deviendra Le roi et l’oiseau), de Paul Grimault et Jacques Prévert, qui fit basculer sa vie. « Je l’ai vu au cours de mes études supérieures de littérature française à l’Université polytechnique de Tokyo. Ça a changé ma vie. J’ai décidé que je ferai des dessins animés. »
Depuis, ce metteur en scène de génie – à l’inverse de Miyazaki, il ne dessine pas – a produit des dizaines de séries et longs métrages, réussissant comme sa référence ultime, à s’affranchir du modèle Disney pour livrer une œuvre singulière, à la fois protéiforme et homogène. « J’ai beaucoup apprécié les premiers longs métrages de Disney (Blanche Neige, Pinocchio, Fantasia, etc.) mais je m’en suis éloigné alors que mon admiration pour le chef d’œuvre de Grimault et le texte de Prévert reste intacte. Sans doute Grimault est-il parvenu, plus que tout autre, à marier littérature et animation. Il m’a éveillé à la culture française, et à la sensibilité européenne, dont vous devez trouver des traces dans mes films. » Références explicites aux films de Jean Renoir et notamment à Partie de Campagne, hommage aux 400 coups de Truffaut, son cinéma en est truffé. Présent au début du mois en Basse-Normandie pour l’inauguration d’Emakimono et Tapisserie de Bayeux, Takahata s’est empressé de visiter la maison de Jacques Prévert à Omonville-la-Rogue, près de Cherbourg.
Sa carrière prend véritablement forme au début des années 60, lorsqu’il intègre le studio d’animation de la Toei (créateur des Goldorak, Dragon Ball et autres Albator) comme assistant metteur en scène. Cette première expérience professionnelle lui permet surtout de rencontrer et de collaborer avec Yasuji Mori, qui le premier au Japon, crée le poste de directeur de l’animation, Yasuo Otsuk, pionnier de l’animation japonaise dite « commerciale » et, surtout Hayao Miyazaki , alors intervalliste (chargé de dessiner les dessins manquants pour assurer un mouvement fluide de l’animation). Les deux hommes se rapprochent de l’engagement syndical.
Horus, Prince du soleil, une œuvre sombre, adulte, sans humour
Les débuts de Takahata sont fulgurants. Après quelques épisodes de la série télévisée Ken, l’enfant-loup ; il est designé par Yasuo Otsuka dès 1965 pour mettre en scène son premier long métrage : Horus, Prince du soleil. Très sombre, sans humour, plus adulte, l’œuvre est une véritable déclaration artistique. Horus, qui ne sera découvert en France qu’en 2004, n’est pas pensé en tant que film d’animation mais en tant que film tout court.
Soutenu par Mori, encouragé par Miyazaki, animateur-clé sur le film, Takahata, très actif syndicalement, parvient à imposer cette démarche pourtant contraire aux préceptes de la Toei, calquée sur ceux des studios Disney. « Takahata était très exigeant sur la façon dont nous dessinions les personnages. Ce qu’ils faisaient. Leur actes devaient être justifiés. Leurs expressions devaient être appropriés à chaque situation », se souvient Yoichi Katobe, directeur de l’animation du studio à l’époque. Echec commercial, le film ouvre cependant la voie à des histoires plus dramatiques, des traitements complexes, une ambition artistique plus soutenue.
En 1971, Takahata démissionne de la Toei, emmenant Miyazaki et Kotabe avec lui. Le trio d’intransigeants rejoint le studio A Productions puis, dès 1973, Zuyio Pictures. Au cours des années 70, les trois artistes travaillent, seuls ou en équipe, sur le boom de l’époque : les séries télévisées, Lupin III ; Heidi, la petite fille des Alpes ; Conan, le fils du futur, adaptés des romans coréens de la littérature pour enfants du monde entier. Il signe aussi pour le studio Nippon Animation des séries comme Marco (ou 3 000 Lieues à la recherche de sa mère) et Anne, la maison aux pignons verts (ou Anne aux cheveux roux).
Parallèlement à ce travail régulier avec de grands studios, il réalise deux courts métrages sous le titre Panda Kopanda, avec Miyazaki à la conception et deux longs avec Kie la petite peste (qui sera décliné en série télévisée) et Goshu, le violoncelliste. Ce dernier, qui a fait le tour des écoles de musique au Japon, est un hommage à l’œuvre de l’écrivain Miyazawa, Sero hiki no Goshu. Projet non commercial, il est récompensé par le prix Ofuji, référence absolue dans le monde de l’animation au Japon. « Je ne pensais pas gagner de l’argent avec ce film, je l’ai réalisé uniquement par conviction et plaisir personnel », se souvient Isao Takahata.
Ghibli, la qualité contre l’animation bon marché
En réaction au développement de l’animation bon marché pour la télévision, qui envahira les écrans français quelques années plus tard, convaincus qu’il est économiquement possible de réaliser et produire des œuvres exigeantes, de qualité pour le cinéma, Takahata et Miyazaki se servent des projets Nausicaa, de la vallée du vent et Laputa, le château dans le ciel, pour cofonder le studio Ghibli en 1985. Le message est clair. Ca aurait pu être une “Nouvelle vague”, c’est un vent du Sahara. Les deux complices entendent dépoussiérer, réveiller, fouetter l’animation japonaise, voire mondiale qu’ils jugent décevante, étriquée, sans souffle, uniquement lucrative.
Avec ce studio dernier cri, Takahata et Miyazaki se donnent les moyens de leurs hautes ambitions artistiques : réconcilier le commercial et le créatif. Un pari osé qui donnera plusieurs joyaux. Takahata livre quatre œuvres majeures en dix ans : Le tombeau des Lucioles (1988), Souvenirs goutte à goutte (1991), Pompoko (1994) et Mes voisins les Yamada (1999), tous des chefs d’œuvres d’une diversité stupéfiante, guidée par une obsession : « J’essaie toujours de parler de la réalité, même quand il s’agit de quelque chose d’imaginaire. Je fais des films différents des autres films d’animation japonais ou américains, qui essaient de vous entraîner dans un monde imaginaire. Moi, je montre la réalité d’une manière concrète, objective. Ca ne veut pas dire que je renie le fantastique ! J’aime les mythes, les histoires fantastiques, mais, simplement, il faut les traiter comme tels et ne pas essayer d’entraîner la spectateur dans des histoires complètement imaginées. Le fait de vous entraîner dans le film supprime votre imaginaire, tout est dans le film. Moi, je suis contre ca. La bonne littérature d’autrefois, et même les mythes, laissent votre part d’imaginaire et vous, vous construisez votre imaginaire à partir d’eux. » Un souci, qui le conduit en 1987, à réaliser un film documentaire en prise de vue réelle : L’Histoire du canal de Yanagawa, film produit par Miyazaki.
De l’emaki à la Tapisserie de Bayeux
Le tombeau des Lucioles, l’histoire déchirante des orphelins Seita, adolescent de 14 ans et Setsuko, sa petite sœur de 4 ans, pendant et après le bombardement américain de l’été 1945, certainement sa plus belle création, offre un mariage merveilleux entre réalisme et onirisme poétique. Le film de Takahata est bien un manga animé. Mais ici, pas de violence gratuite, pas de surnaturel sans signification.
Le tombeau des Lucioles, adapté d’une nouvelle éponyme de Akiyuki Nosaka, est au contraire un film réaliste sur la vie du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale et sur les enfants et les violences qu’ils subissent. « Je me suis dit que la tragédie pouvait pourtant être un genre pour le dessin animé. Comme d’autre part je considère que le dessin animé ne doit pas s’adresser uniquement aux enfants, je veux faire en sorte que toute la famille aille voir mes films. La guerre est horrible, des enfants meurent, et cela apparaît rarement à l’écran. Pour ce film, j’ai recherché une manière simple de montrer ces choses. Ce n’est pas parce que c’est un film d’animation qu’il doit épargner les spectateurs, même les plus jeunes : ils doivent prendre conscience de la réalité. Personne ne me l’a reproché au Japon ».
Moins actif depuis Mes voisins les Yamada, mais toujours curieux des productions étrangères, puisqu’il est à l’origine de la distribution des films d’animation français Kirikou et les Triplettes de Belleville, Takahata se passionne depuis pour l’emaki, rouleau dessiné japonais, composé de peintures et de calligraphies se lisant en largeur de droite à gauche. Ce genre artistique du XIIe siècle, est le premier exemple d’association de la lettre et de l’image.
Dans un ouvrage sur le sujet, Takahata démontre l’influence de ces rouleaux quasi millénaires sur la bande dessinée et le cinéma d’animation. C’est ce livre, qui se conclut par un hommage à la Tapisserie de Bayeux, à laquelle le réalisateur donne les mêmes pouvoirs, qui est à l’origine de la magnifique exposition Emakimono et Tapisserie de Bayeux, d’intêret national, visible jusqu’au mois de décembre à Bayeux. « Si l’on considère que ces deux oeuvres du Moyen-Age, ont été créées à un siècle à peine d’écart, le XIe pour la Tapisserie et le XIIe pour le rouleau du grand conseiller Ban, aux extrêmités occidentale et orientale du continent eurasien, on peut estimer leur rencontre, à Bayeux, 900 ans plus tard, comme un moment extraordinaire ».