Tout juste élu à la présidence de la République, François Mitterrand (Michel Fau) lance l’un de ses grands projets pour laisser sa trace sur la capitale et dans l’histoire. Il commande un concours d’architecture anonyme sans précédent ouvert à tous pour la construction d’un édifice emblématique dans l’axe du Louvre et de l’Arc de Triomphe dans le quartier de la Défense.
Contre toute attente, c’est un architecte danois de 53 ans, totalement inconnu en France et pas beaucoup plus dans son propre pays, qui remporte le concours avec l’idée d’un grand cube blanc au centre vide. Du jour au lendemain, Johan Otto von Spreckelsen (Claes Bang) est propulsé à la tête du plus grand chantier de l’époque. Intraitable sur la réalisation du monument, il compte bâtir le bâtiment tel qu’il l’a imaginé. Mais sa Grande Arche est au cœur de nombreuses décisions à trancher et sa réalisation se heurte à la complexité du réel.
Œuvre commune
Après La fille au bracelet (2019) – lire notre critique – film de procès dévoilant le décalage entre une adolescente et ses parents et Borgo (2023) avec Hafsia Herzi en jeune gardienne de prison en Corse, Stéphane Demoustier porte à l’écran La Grande Arche de Laurence Cosse. Une adaptation sélective car si le roman couvre toute l’histoire du quartier de la Défense des années 70 à aujourd’hui, le cinéaste n’a retenu que le destin assez rocambolesque de cet architecte danois sorti de nulle part.
L’inconnu de la Grande Arche rend hommage à cet homme dont on en sait très peu de choses à part qu’il a jusque-là construit lui-même sa maison et quelques églises au Danemark. Une révélation qui amuse et étonne les journalistes réunis pour l’interroger. En mettant en image le chantier gigantesque de la Grande Arche, le film tente de percer le mystère de cet architecte inflexible sur sa vision. Adaptation sélective du livre, L’inconnu de la Grande Arche est aussi très libre. Le film se base sur des faits réels survenus entre 1983 et 1987 mais imagine les situations des vies privées avec des dialogues fictionnels et un rôle d’épouse fantasmé.
Mais, aux yeux du cinéaste qui a travaillé pendant dix ans pour le Pavillon de l’Arsenal et la Cité d’architecture, ce chantier est aussi l’allégorie d’une vision personnelle qui se heurte à la réalité du monde et du travail en équipe. Pour Stéphane Demoustier, la maquette de l’architecte est à rapprocher de l’idée originelle d’un réalisateur. Deux concepts qui doivent s’adapter à une production collective et un processus industriel. Des concessions inadmissibles pour le malheureux idéaliste Johan Otto von Spreckelsen qui voit son rêve dénaturé.
L’invité surprise
L’inconnu de la Grande Arche débute dans un esprit de comédie avec l’arrivée de cet architecte inconnu qui a du mal à s’intégrer aux exigences d’un projet pharaonique. Le ton devient dramatique lorsque l’invité surprise comprend qu’il perd la main devant une réalité, notamment politique, qui vient menacer sa vision. Dans un premier temps enthousiasmé par le projet mitterrandien de « changer la vie », Johan Otto von Spreckelsen découvre rapidement que le chantier dépasse la seule volonté du président Mitterrand – incarné par Michel Fau dont la présence fait d’ailleurs plus aisément penser à Hollande qu’à son prédécesseur.
Car un tel projet ne peut se faire seul, l’architecte doit rendre des comptes, à commencer à Jean-Louis Subileau (Xavier Dolan) que Mitterrand a mis en charge de créer et diriger la mission de coordination des grandes opérations d’architecture. Devant l’ampleur du projet, Johan Otto von Spreckelsen doit également travailler avec un autre architecte, il choisira Paul Andreu (Swann Arlaud) qui finira le projet à la place de l’architecte danois qui ne verra jamais son œuvre terminée.
De compromis en compromission
Peu à peu, le film glisse vers le drame d’un projet qui échappe à celui qui l’a rêvé. Au cœur des tractations, le choix des matériaux notamment : Johan Otto von Spreckelsen ne voulait rien d’autre que du marbre italien de Carrare. Trop onéreux, surtout lorsque la réalité politique s’impose au chantier. Avec l’arrivée de la cohabitation, la droite dénonce un gaspillage d’argent pour ces grands projets architecturaux et coupe les financements.
Un tournant pour le projet doit alors trouver des partenaires, être revu et, pire que tout, devenir rentable. Un affront dont l’architecte idéaliste ne se remettra pas, abandonnant l’édifice de sa vie qu’il destinait à « l’humanité » selon ses mots. L’inconnu de la Grande Arche explore habilement cette tension entre le concept et la réalisation, les compromis qui s’accumulent pour devenir une compromission intolérable. Il y a un aspect désespérément poétique derrière ce projet dont l’initiateur s’efface pour ne pas signer une œuvre qui ne lui ressemble plus.
Parmi les libertés prises par le cinéaste, Liv von Spreckelsen (Sidse Babett Knudsen), la femme de l’architecte, est un personnage totalement fictif. Une présence féminine fantasmée qui détonne dans cet univers quasiment uniquement masculin et procure l’appui nécessaire à son mari. Elle incarne ce soutien indispensable souvent négligé dans le parcours des visionnaires. L’espoir que l’architecte arrive au bout du chantier disparaît d’ailleurs lorsque sa femme ne comprend plus son entêtement et ne le soutient plus.
Adaptation libre d’un chantier historique mouvementé, L’inconnu de la Grande Arche touche avec cette figure sacrificielle d’un artiste qui retourne à l’anonymat, loin du fracas dont il en était sorti, en s’effaçant progressivement laissant derrière lui une certaine idée de son rêve. Un hommage à une vision fantomatique qui atteint finalement une certaine réalité dans l’esprit du spectateur, à défaut de s’être totalement réalisée.
> L’inconnu de la Grande Arche, réalisé par Stéphane Demoustier, France – Danemark, 2025 (1h46)