Le Joker, NAS, Batman, des lions, des tigres et des panthères (oh, mon Dieu!), des pouffiasses et des cupcakes, des dragons, des casquettes, Notorious B.I.G si on se perche sur les épaules d’un ami, des bombes, et beaucoup, beaucoup de blazes… Ce n’est pas pour rien que Five Pointz est surnommé la Mecque du graffiti. Il n’est aucun endroit pareil à ces 20 000 m2 au cœur de New York.
Chaque jour, des dizaines de touristes et d’autochtones se rendent à Long Island City pour contempler la galerie en plein air. Il faut dire qu’il n’y a rien d’autre dans ce quartier du Queens, à l’exception de PS1, à quelques blocks d’immeubles. Cette antenne du Musée d’art moderne (MoMa), qui a colonisé une ancienne école et accueille des après-midis techno en été, est le seul signe à l’heure qu’il est du potentiel branché de cette zone. On la survole en métro aérien, sur la ligne 7.
Certains conducteurs ne savent que trop bien qu’il faut ralentir à l’approche de Jackson avenue et Davis Street. Là, les déclencheurs de smartphones et les flashs d’appareils photo crépitent à toute vitesse, pour tenter de capturer, à travers la vitre du wagon, l’essence ou le détail de ce temple de la culture urbaine, qui se dresse sur quatre étages.
“Dès que j’ai des amis de passage, je les amène ici”, s’amuse Peter, un jeune dessinateur qui vit à Brooklyn. Un samedi après-midi d’avril, il est à nouveau sur le goudron de 5 Pointz, à faire le guide pour des copains venus de Philadelphie. “Je ne m’en lasse pas et de toute façon ça change tout le temps !”, s’exclame-t-il. En effet, dans l’esprit de l’art éphémère et pour permettre à tous d’apporter leur patte, de nouveaux cycles démarrent tous les 3 à 6 mois.
Le temple du graffiti
5 Pointz, nommé d’après les cinq boroughs de la Grosse Pomme, est une référence internationale dans le street art et attire des taggeurs du monde entier. Pas question pour autant de s’adonner à l’aérosol à son gré : les murs sont soigneusement répartis. Nul graf sauvage donc, dans cette enceinte aux allures pourtant abandonnées, seul endroit où le tag est autorisé à New York.
Il faut passer par Meres One, soit Jonathan Cohen dans le civil, pour obtenir son coin de gloire. C’est lui qui reçoit les candidatures des artistes. Ils se voient attribuer un emplacement selon leur savoir-faire et leur notoriété. Les œuvres, en fonction de leur qualité, peuvent rester plus ou moins longtemps sur le mur. Parfois quelques mois, parfois un ou deux ans. Il y a des cycles et chaque nouvelle saison voit arriver une nouvelle batterie d’artistes.
Meres One est le curateur de cet entrepôt désaffecté, ce “musée non officiel” (1), selon ses propres termes. Originaire de Flushing, dans le Queens, ce quarantenaire pratique le graf depuis l’âge de 13 ans et est passé par des études d’art au Fashion Institute of Technology. Il a pris les rênes du domaine en 2002 : avant, c’était le « Phun Factory », premier nom de 5 Pointz, de Pat DeLillo, qui a fondé ce terrain de jeux au début des années 90 pour offrir aux adeptes de la peinture en spray une toile légale. “Des gars qui ont commencé ici à 15 ans viennent aujourd’hui avec leur bébé sous le bras”, apprécie Jonathan Cohen, aspirant à la transmission de génération en génération.
Chronique d’une disparition annoncée
Mais en mars 2011, le propriétaire de l’usine devenue le repaire des graffeurs a annoncé que c’était fini. Jerry Wolkoff, 76 ans, a fait part aux médias de son intention de tout détruire pour construire deux grandes tours résidentielles, de quarante étages chacune. Avec l’étalement toujours plus loin de la ville et la vue sur Manhattan depuis ce bord de l’East River, c’est sans doute un emplacement stratégique dans le cadre du développement urbain.
“On n’en avait pas entendu parler avant de le lire dans la presse”, regrette Cohen. Il raconte avec résignation que le magnat de l’immobilier est dans l’attente d’une validation par le “community board” pour une démolition prévue en septembre. Pour beaucoup, cela paraît très improbable. Certains se raccrochent à l’aspect technique : “c’est compliqué de raser un bâtiment de quatre étages si près de la voie aérienne. Il occupe tout un block”, analyse l’un des membres de l’association du site, qui compte une dizaine de personnes.
Après la nouvelle il y a plus de deux ans, une série de pétitions se sont rapidement mises en place. “Show your love to 5 Pointz” a recueilli plus de 15 000 signatures. Mais les artistes perchés sur leur échelle en ce printemps 2013 soufflent : “on a le sentiment que c’est un peu David contre Goliath”.
Difficile de lutter contre la gentrification new-yorkaise et les gros sous. “On garantit de prévoir des lofts abordables pour des artistes et de conserver un mur destiné au graf”, aurait assuré Wolkoff, qui n’a jamais signé quoi que ce soit avec Cohen et les autres. “L’existence même de 5 Pointz repose sur un accord verbal”, rappelle Meres One. “Ce qu’on peut espérer de mieux c’est de repousser la fin au plus tard possible.” Meres One sait que les chances de sauver 5 Pointz sont très minces, mais poursuit la bataille. Prochaine étape : un « public hearing » le 22 mai, à PS1. Soit une réunion d’opinion au cours de laquelle sera présenté le projet de développement de Wolkoff en détails et les habitants, politiques ou autres sur place pourront prendre la parole pour témoigner. Les membres de 5 Pointz espèrent ainsi influer sur la décision du « community board » de Long Island City. En leur faveur ?
(1) Les propos de Meres One ont été recueillis par notre journaliste en février dernier.
> Article mis à jour le 9 mai.