Au crépuscule du XIXème siècle, Aimée (Galatea Bellugi), jeune institutrice républicaine, arrive par une nuit de tempête dans un petit village enneigé aux confins des Hautes-Alpes. Malgré la défiance des habitants, elle est bien décidée à leur enseigner son savoir pour les sauver de convictions qu’elle juge d’un autre temps.
Alors que l’institutrice se fond progressivement dans la vie de la communauté, un vertige sensuel grandit en elle. En écho à son désir, une avalanche engloutit un premier montagnard…
Enseignement familial
Pour son premier long-métrage, Louise Hémon puise dans son héritage familial. Du côté de sa mère, plusieurs générations d’institutrices se sont succédé, toutes envoyées comme Aimée pendant les longs mois d’hiver dans des villages alpins coupés du monde. Leur mission : apprendre aux enfants à lire et à écrire avant que la neige fonde et qu’ils retournent aider leurs parents pour les travaux agricoles. La cinéaste s’est notamment inspirée d’un récit anthropologique écrit par son arrière-grand-tante dont son héroïne emprunte le prénom.
Une partie de ce récit d’isolement provient aussi d’histoires écrites par son grand-père dont certains aspects se retrouvent dans le film. Ainsi Aimée observe des villageois qui se prélassent sur une pierre pour « écouter le soleil » selon les mots de son grand-père. Autre pratique déconcertante pour la jeune institutrice, lorsqu’un villageois décède, son cercueil est hissé sur le toit de son habitation. Ainsi perché, le malheureux doit attendre le dégel pour être inhumé selon la tradition.
Au frais de la production
Louise Hémon a choisi la carte de l’authenticité pour ce huis clos en haute montagne. Un tournage en plein hiver pour lequel la production a dû s’installer plus haut que prévu pour filmer une neige assez abondante à cause du réchauffement climatique. L’aspect quasi documentaire du film provient également du choix de l’image qui, aidée par les dernières avancées en termes de caméra numérique, a permis de capter l’intimité de pièces très peu éclairées. Certaines scènes faiblement éclairées à la bougie font penser au Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick dans une version évidemment plus modeste.
L’ambiance est d’autant plus intimiste que les animaux sont conviés à l’intérieur des habitations prodiguant un fond sonore constant qui se mêle au crépitement du feu dans la cheminée pour réchauffer tout ce petit monde. L’Engloutie donne également vie à ce hameau en faisant intervenir des acteurs majoritairement non professionnels. Des habitants qui s’expriment en patois au grand dam de l’institutrice qui reprend constamment les enfants pour qu’ils s’expriment en français. Le visage des acteurs marqués par le froid est un symbole de cette volonté d’un réalisme qui fonctionne ici parfaitement, servi par une image dont le grain uniformise l’obscurité des habitations et la blancheur aveuglante de la neige au soleil. Deux extrêmes qui symbolisent la mission de la jeune institutrice, apporter la lumière du savoir aux habitants de ce hameau coupé du monde. Une façon aussi d’inviter le spectateur à scruter l’obscurité des plans pour dénicher les indices éventuels d’un glissement de la réalité.
Réellement magique
Si Aimée ne va pas jusqu’à expliciter une mission de civilisation, l’institutrice pose un regard un peu condescendant sur ces villageois qui croient notamment que la saleté protège les cheveux des enfants. Une croyance qui horrifie Aimée qui se charge de faire prendre un bain pour décrasser les gamins. La confrontation des croyances est parfois plus conflictuelle encore, par exemple lorsque l’institutrice archive par écrit une histoire contée par les habitants. Scandale ! Pour les vieilles du village, cela revient à voler l’histoire. À l’instar de l’image photographique capturant l’âme des indiens, l’écrit reviendrait à tuer l’histoire.
Si Aimée s’intègre peu à peu à la communauté, elle conserve ce regard qui rend le personnage pas forcément aimable. Cette distance empêche de s’identifier totalement et appuie le décalage entre le caractère cartésien de l’institutrice et l’irrationnel qui plane sur le film. Car L’Engloutie joue malicieusement avec les genres en plongeant l’histoire dans ce que la réalisatrice décrit comme un « réalisme magique ». Ce doute s’amplifie lorsqu’un premier montagnard disparaît. S’est-il perdu dans la montagne ? A-t-il été enseveli dans l’avalanche qui s’est déclarée près de l’habitation d’Aimée ? Sans corps, sans réponse, le film bascule dans le conte teinté de fantastique… et d’une sensualité coupable ?
Son désir fait désordre
Dès les premières images, L’Engloutie impose le désir de son héroïne. Dans son lit, Aimée explore son livre d’anatomie avec une sensualité étonnante. À la faible lueur d’une bougie, elle caresse les pages puis sa main quitte le papier pour s’aventurer sous ses draps. Cette masturbation littéraire est le premier signe d’un désir qui prendra bientôt pour fantasme les jeunes hommes du hameau. Galatea Bellugi, révélée notamment dans Chien de la casse (2023) de Jean-Baptiste Durand, incarne parfaitement cette fébrilité des sens sous un masque d’austérité.
En faisant correspondre l’avalanche avec le premier rapport sexuel d’Aimée avec un villageois, Louise Hémon sème le doute. La coulée blanche vient-elle sanctionner le sexe à l’image d’un slasher où le meurtrier intervient pour punir le couple venant de s’abandonner au plaisir de la chair ? À moins que ça soit la puissance du désir de la jeune institutrice qui ébranle ainsi les montagnes ? La sexualité d’Aimée pourrait bien être sa part sombre qui fait surgir un irrationnel dangereux, un besoin charnel qui s’oppose à sa mission éducative lumineuse.
Conte au réalisme troublé, L’Engloutie joue sur la perception d’une sexualité féminine enfouie sous la glace d’un XIXème siècle finissant. Un huis clos dont l’isolement exacerbe chez son héroïne une sensualité tellurique difficilement saisissable. Un désir mystérieux et coupable ou tout simplement incompris et libérateur ? L’Engloutie laisse cette interrogation ouverte.
> L’Engloutie, réalisé par Louise Hémon, France, 2025 (1h37)