En 2009, Emmanuelle, professeure de français d’un lycée des quartiers Nord de Marseille, participait au documentaire Nous, princesses de Clèves avec ses élèves. À partir de l’étude du roman méprisé à plusieurs reprises par Nicolas Sarkozy, Abou, Morgane, Laura, Cadiatou et les autres se confiaient alors sur leurs rêves adolescents.
Un décennie plus tard, ils se retrouvent devant la caméra de Régis Sauder. Leurs souvenirs se mélangent aux récits de leur vie et les obstacles qui restent à surmonter. Que reste-t-il de leurs espoirs de liberté, d’égalité et de fraternité ?
Le bilan
Depuis la sortie en salles de Nous, princesses de Clèves en 2009, Régis Sauder a gardé contact avec la plupart des jeunes élèves du lycée en zone d’éducation prioritaire s’exprimant dans le documentaire. Sur la suggestion d’une ancienne élève, l’envie de leur donner à nouveau la parole s’est rapidement imposée au réalisateur de Retour à Forbach (2017) – lire notre critique.
Dix ans plus tard, les ados sont devenus adultes, parfois parents. À travers leurs confidences, En nous explore comment ils se sont intégrés avec combativité dans le monde du travail. Et ce qu’il reste de leur colère adolescente. Contrairement au film tourné il y a une décennie, leur parole n’est plus rattachée à une œuvre littéraire. Ils sont désormais en charge de leur propre récit.
Quitter le quartier
Certains ont quitté Marseille, d’autres sont restés. On sent chez beaucoup la nécessité de se détacher de l’étiquette d’un quartier qualifié de difficile. Au cœur de cette nouvelle répartition géographique, leur professeure de l’époque.
Lien entre tous, Emmanuelle enseigne toujours au même lycée. En voix off, elle est le fil rouge de ces retrouvailles cinématographiques. Elle confie son inquiétude sur l’évolution de l’éducation nationale, au point d’envisager de tout laisser tomber.
Inégalité des chances
Pour permettre de se remémorer – ou de découvrir – les protagonistes, les témoignages des jeunes adultes sont entrecoupés d’extraits de leur ressenti adolescent. Un procédé qui met en parallèle leur évolution personnelle et la pertinence de thématiques sociales plus que jamais d’actualité.
Au-delà de l’aspect sympathique et parfois émouvant de ces retrouvailles, En nous dresse en creux un constat saisissant sur l’évolution de la société. La question de l’égalité des chances déjà évoquée il y a 10 ans dans Nous, princesses de Clèves reste très présente dans les trajectoires de chacun.
Avec le recul d’une décennie, le constat est mitigé sur le sujet. Si certains ont pu concrétiser leurs rêves professionnels, certains se sentent désavantagés par leurs origines sociales ou familiales. Au fil de récits, il est évident que ce fameux mérite vanté par certains n’a pas la même valeur selon que l’on soit né dans les beaux quartiers ou un quartier populaire. Les témoignages de réussite sont d’autant plus émouvants qu’ils sont le résultat d’une bataille.
Anti social
Cette thématique récurrente de l’inégalité se double d’une réflexion sur l’évolution du lien social évoqué à travers le délitement constaté du service public. Avec des anciens élèves ayant choisi pour beaucoup la voie du social et du soin, cet aspect s’est tout naturellement imposé. Les craintes de l’enseignante sur le futur du système éducatif trouvent ainsi un écho saisissant aux expériences de ses anciens élèves dans le domaine social.
Comme un symbole, le tournage a été rattrapé par la pandémie. Certains parcours viennent renforcer cette idée d’un service public en déshérence. Ainsi Laura a décidé de passer de l’hôpital public au privé. Devenu infirmier, Abou a lui craqué lors de la crise sanitaire. Devant le chaos rencontré, il est parti travailler en Suisse.
Leur profond attachement au service public se retrouve également chez Armelle, devenue cadre pour la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Créteil. Mais ce dévouement se heurte à un état du système que la crise sanitaire a percuté de plein fouet. Un séisme qui a transformé la crainte et la colère en dépit pour certains d’entre eux.
Le grand réveil
La question de l’inclusion au sein de la société française plane également sur ces retrouvailles. Un questionnement déjà présent il y a 10 ans. Mais, à l’époque, le sujet ne trouvait pas le même écho dans la société. Il est désormais, pour le meilleur et pour le pire, omniprésent dans les débats publics.
Dans un extrait révélateur de Nous, princesses de Clèves repris dans ce nouveau documentaire, Armelle s’émeut d’avoir vu ses ancêtres au Louvre en évoquant des tableaux des rois et reines. Cette confidence fait bondir son amie Cadiatou qui lui rappelle que ses ancêtres étaient beaucoup plus probablement esclaves à l’époque.
Dix ans plus tard, on retrouve dans En nous les deux jeunes femmes à l’exposition Le modèle noir au musée d’Orsay et à une manifestation pour Adama Traoré. Deux séquences qui montrent que le sujet de la représentation a bien heureusement évolué en une décennie mais que rien n’est vraiment réglé.
En nous est traversé par ce réveil des consciences incarné par les deux amies en termes de questions féministes, raciales et sociales. Et la parole portée par le film est d’autant plus efficace qu’elle est faite de témoignages concrets, en dehors de toute idéologie. Le constat s’impose naturellement, sans misérabilisme mais avec une vision réaliste d’une société qui se cache derrière un mérite fantasmé supposé contrebalancer les inégalités.
Dix ans après leurs confidences adolescentes sur l’amour et la vie, En nous délaisse le commentaire littéraire pour laisser s’exprimer pleinement des ados devenus adultes sur leurs accomplissements mais aussi leurs déceptions. Un instantané d’une jeunesse française avide d’égalité réelle qui continue, une décennie plus tard, de pulvériser certains préjugés.
> En nous, réalisé par Régis Sauder, France, 2021 (1h39)