On a bien aimé : Le vent passe et la nuit aussi de Milena Agus
Avec Le vent passe et la nuit aussi, la romancière sarde Milena Agus revient en ce début d’année 2025 avec un roman délicat et poétique. L’histoire nous plonge dans les souvenirs d’un été marquant : celui des 18 ans de Cosima, narratrice issue d’un milieu modeste, lycéenne à Cagliari. Chaque fin de semaine et pour les vacances, elle retourne dans son village natal, où habite toujours sa grand-mère. Elle y rencontre Costantino Sole, berger au village, dont elle fait l’amant idéal, son Heatcliff des Hauts de Hurlevent, objet d’un amour fictionnel plus beau que la réalité. « J’écrivais en pensée une autre histoire d’amour, celle qui n’arrivera pas « , dit-elle dans un écho lointain à Bartleby et son célèbre « Je préférerais ne pas ».
Car Cosima rêve autant qu’elle vit. « Étant donné que je littératurais ma vie, certaines choses imaginées me semblaient plus réelles que les vraies ». Elle revendique ce droit de rêver, de transformer le réel par la puissance de l’imaginaire. « Vous êtes ce que vous lisez », a seriné aux élèves sa bien-aimée professeure de littérature, les livres peuvent panser toutes les plaies : surmonter la tristesse, trouver l’amour, se révolter contre l’injustice… ou même inventer de fabuleux mensonges. La littérature est refuge, la littérature est écran. Mais à force de vouloir sublimer le monde, Cosima ne risque-t-elle pas de passer à côté de la richesse discrète de la « vraie vie » ? Il y a cet ami du lycée avec lequel elle correspond, l’insaisissable « senorito bandazo », fantasque et révolutionnaire…
La plume de Milena Agus est fougueuse, sans ambages, traversée de fulgurances poétiques. On sent combien l’écriture rachète le réel, comme elle le confiait au Monde. Petit bémol pour les quelques scènes de sexe qui tombent à plat, leur ton brutal et abrupt tranchant désagréablement avec la finesse du reste du texte.
En somme, Le vent passe et la nuit aussi est un joli roman sur le droit de rêver, d’inventer, de lire et de s’écrire un monde meilleur. Une œuvre mineure comparée à l’extraordinaire Mal de pierres, mais qui confirme le talent singulier de Milena Agus pour dire les âmes en marge et les vies intérieures en feu.
Le vent passe et la nuit aussi de Milena Agus, Liana Levi, 176p, 16/01/2025
On adore : Vie de Gilles de Marie-Hélène Lafon
À l’image de sa nouvelle Gordana, aperçu de son roman Nos vies, Vie de Gilles est, comme le définit Marie-Hélène Lafon, le chantier en cours d’un prochain roman à paraître. Une variation, aussi : si Gilles est l’un des personnages du magnifique Les sources, le seul garçon destiné à reprendre les rênes de l’exploitation familiale, Vie de Gilles est une projection de ce qu’aurait pu être son existence « si la mère n’avait pas quitté le père violent ». Une hypothèse de destin, dans laquelle la fiction se permet un autre chemin, pour mieux creuser les obsessions de Marie-Hélène Lafon : la transmission impossible, la parole empêchée, le poids écrasant d’une terre à reprendre. Le monde paysan, chez Lafon, n’est jamais pittoresque : il est matière, fracture, survivance.
Le texte, court mais dense, se déploie en diptyque : deux instants de vie séparés par près de quarante ans. D’un côté, un enfant de huit ans s’apprête à faire sa première confession ; de l’autre, c’est un homme taiseux et taciturne, conforme à son milieu de vie, qui est raconté par sa sœur Claire, elle aussi héroïne de Les sources. À la toute fin, il résumera sa vie lui-même, « sans hargne, dans un sourire cabossé » : « une vie de merde ».
Deux nouvelles, deux faces d’un même destin : la première explore le pressentiment d’un décalage, d’une inadéquation silencieuse ; la seconde en mesure l’issue, mélancolique et résignée. Car Gilles est de ceux qui acceptent leur sort sans jamais y consentir tout à fait. Il vit « dans les normes », mais on perçoit chez lui, dès l’enfance, une forme de retrait intérieur, une manière de se dérober au monde. Ce repli, qui tenait jadis de la rêverie, devient avec l’âge une opacité tragique. L’écart temporel, loin d’offrir un récit de transformation, souligne au contraire une forme de continuité tragique. Les peintures charnelles de Denis Laget, qui émaillent cette très belle édition de Vie de Gilles, ne font qu’ajouter à cette impression de densité organique, d’intensité quasi physique du texte. Vie de Gilles n’est ni un roman ni une nouvelle : c’est un bloc de vie taillé à vif, un récit âpre et beau comme une pierre fendue par le gel.
Marie-Hélène Lafon, c’est le réel à l’état brut, celui des fractures invisibles qui sous-tendent des vies minuscules. Une écriture au scalpel, aiguisée et orale, une écriture comme mémoire tout en retenue de l’âpreté du monde rural et de sa musicalité rustique. Aux magnifiques descriptions de lieux : « La maison est un bouquet, ça pavoise en grand, ça jubile dans la gloire irrémédiable des étés » répondent celles, non moins magistrales, des personnages : « La Nini n’a pas d’âge, elle est ronde et courte (…) grise et noire et, après le catéchisme, il garde un long moment dans l’oreille le crincrin entêtant de sa voix. »
L’œuvre de Lafon, d’une singularité hors-norme, tout entière centrée sur son Cantal natal, mérite d’être lue dans son ensemble pour saisir l’évolution de ses personnages, la richesse de son univers et la rigueur de son travail sur la langue.
Vie de Gilles de Marie-Hélène Lafon, illustrations Denis Laget, Les éditions du chemin de fer, 64p, février 2025
Pourquoi pas : La vie des gens libres de Marie-Eve Lacasse
Après plusieurs années de détention, Clémence Thévenin, ex-médecin bordelaise réputée, sort de prison. À cinquante ans passés, elle n’a plus rien : ni mari, ni métier, ni réputation, ni même le regard de son fils. Son nom fait encore trembler les colonnes des journaux. Sa faute ? Une tragique erreur médicale dans une affaire de PMA, aux conséquences irréparables. Il faut tout recommencer. C’est à Libourne, loin des regards accusateurs, que son frère lui trouve une modeste maison. Nouvelle coupe, nouvelle couleur de cheveux, garde-robe bourgeoise aux oubliettes : Clémence veut se faire oublier. Un matin, presque par hasard, elle pousse la porte de l’entreprise de nettoyage Vishnou, et devient femme de ménage.
Elle enchaîne « les maisons, les familles, les histoires, les objets, les saletés ». Une activité modeste et invisible, aux prises avec l’ingratitude de certaines (affreuses) clientes, les Mmes Leclerc et Fromentin et avec, dieu merci, la douceur d’autres, une Mme Agon, chez qui Clémence emprunte, discrètement, chemise et robe en satin. Redevenir cette autre qui était auparavant soi : « La comédie de soi est sans fin », écrit Marie-Eve Lacasse avec une tendre ironie. Dans ce déclassement pourtant violent, Clémence semble retrouver un semblant d’équilibre. Mais peut-on vraiment se réinsérer, se faire pardonner ? Se défaire de ce que l’on fut? Il y a aussi la voix de Laura, mère célibataire chez qui Clémence est engagée. La rigide Laura, qui s’autorise si peu d’espaces de liberté. Laura, dont la fille est née d’une PMA…
Marie-Eve Lacasse, journaliste à Libération, excelle à brosser le portrait d’une femme brisée qui tente de recoller les morceaux. D’une plume ciselée et sensible, elle capte les silences, les non-dits, les frémissements minuscules qui dessinent une renaissance en demi-teinte. Le regard de l’autrice sur son héroïne est empreint de pudeur et de justesse. Clémence, même en uniforme violet, garde une dignité farouche. On s’attache immédiatement à cette femme qui a tout perdu, et qui doit se reconstruire dans un monde qui ne l’attend plus.
Quelques points nous ont moins convaincus. Le style souffre parfois de répétitions évitables, et certains personnages secondaires manquent de nuances : Jérémie l’ado excessif, Arnaud le frère trop rigide . Certaines intrigues peinent à trouver leur équilibre – comme la fin brutale de la relation fraternelle ou la romance entre Laura et Jérémie, peu crédible à certains moments. Quelques flottements scientifiques (notamment sur les thérapies géniques) et un flou autour de l’affaire initiale affaiblissent l’impact dramatique. Cela dit, ces réserves sont formulées avec toute la délicatesse due à une autrice généreuse, dont la plume nous a touchés. De la finesse, de la grâce, une capacité à suggérer beaucoup avec peu : La Vie des gens libres reste une belle lecture, à la fois pudique et poignante, à l’image de son héroïne en quête de seconde chance.
La vie des gens libres de Marie-Eve Lacasse, Seuil, 288p, 04/04/2025
Il nous est tombé des mains : Les vivants de Ambre Chalumeau
Adèle Yon et Ambre Chalumeau : deux jeunes primo-romancières, succès du moment, au coude-à-coude dans le classement des meilleures ventes. L’une ne saurait égaler l’autre : l’enquête d’Adèle Yon sur l’internement de Betsy, son arrière-grand-mère, et son histoire familiale, impeccablement servie par une prose tout en délicatesse, – lire notre critique – coiffe au poteau Ambre Chalumeau, la chroniqueuse punchy de Yann Barthès, qui se révèle autrice de piètre facture. Les vivants, tiré d’un drame personnel, raconte l’été d’après-bac de trois amis, Simon, Dora et Diane ; l’été de toutes les espérances, avant le grand saut vers la vie d’adulte, et les études supérieures. Mais Simon tombe dans le coma ; il y restera tout le temps du livre, soit une année scolaire. Quel avenir pour Cora et Diane (double romanesque d’Ambre Chalumeau, en hypokhâgne dans un prestigieux lycée parisien) quand la vie se fige ?
L’écriture, d’une maladresse et d’une pauvreté confondantes, est (mal) servie par une improbable accumulation de références populaires, de comparaisons hasardeuses : « Diane était aussi maquillée qu’une note de frais de Balkany », ou encore « c’est la goutte de Chanel N° 5 qui fait déborder le vase ». Quelques belles saillies : «C’est injuste mais c’est vrai : aucun chagrin, même le plus déchirant, même le plus légitime, n’a suffi jusqu’ici à arrêter la marche du monde.», qui ne suffiront pas à relever cette insipide tambouille.
Les vivants de Ambre Chalumeau, Stock, 304p, 12/03/2025