« Compañeros », lueurs d’espoir dans la nuit uruguayenne

« Compañeros », lueurs d’espoir dans la nuit uruguayenne

« Compañeros », lueurs d’espoir dans la nuit uruguayenne

« Compañeros », lueurs d’espoir dans la nuit uruguayenne

Au cinéma le

En 1973, la dictature militaire cadenasse l'Uruguay. Trois opposants politiques sont secrètement emprisonnés dans des conditions sordides. Leur détention durera 12 ans. Drame bouleversant, Compañeros rend hommage à leur combat contre un isolement inhumain en captant les fragiles lueurs d'espoir filtrant à travers les interstices de portes désespérément closes.

L’Uruguay est sous le joug de la dictature militaire depuis plusieurs mois lorsque José Mujica (Antonio de la Torre), Mauricio Rosencof (Chino Darín) et Eleuterio Fernández Huidobro (Alfonso Tort), trois membres du mouvement clandestin Tupamaros, sont arrêtés lors d’une nuit d’automne 1973. Secrètement emprisonnés par le nouveau pouvoir militaire, les trois opposants politiques se retrouvent dans de petites cellules, des sacs sur leurs têtes. Le sort des trois hommes a été décidé en haut lieu, l’ordre est précis : « Puisque nous ne pouvons pas les tuer, rendons les fous. » Torturés, les otages n’ont pas le droit de parler. On les empêche également de voir, de manger ou de dormir. Pendant douze ans, ils vont devoir puiser dans leurs réserves physiques et psychologiques pour survivre à cette terrible situation et éviter de tout perdre, à commencer par leur raison.

Compañeros © Tornasol Films

L’Uruguay à la botte des militaires

Álvaro Brechner, réalisateur de M. Kaplan (2014), explore avec Compañeros la période la plus sombre de l’Uruguay moderne. Le 27 juin 1973 débutait la prise de pouvoir des militaires pour ce qui restera dans l’histoire comme l’une des pires répressions politiques au monde. Pendant les douze ans de terreur, de nombreux opposants se sont retrouvés prisonniers ou pris en otage. Le pays comptait alors un prisonnier politique pour 450 habitants, soit 6000 détenus dans un pays de 3 millions d’habitants. 116 morts et 172 disparitions forcées ont été recensés jusqu’à présent. Sous ce régime militaire, la torture était généralisée, y compris sur les enfants. Parmi les prisonniers, de nombreux opposants politiques dont des Tupamaros, un mouvement clandestin dont font partie José Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro. Pour faire vivre au spectateur l’étouffant enfer carcéral subi par les trois hommes, Álvaro Brechner ne s’échappe que ponctuellement de leur quotidien pour quelques flashbacks qui donnent des indices partiels sur leurs vies avant l’enfermement. Voici, pour le spectateur peu familier avec la vie politique uruguayenne, quelques notions historiques pour comprendre qui sont les Tupamaros et pourquoi les militaires les emprisonnent au début des années 70.

Le mouvement des Tupamaros émerge au début des années 60 alors que le pouvoir est partagé entre deux partis traditionnels de droite. Symbole de faiblesse de l’opposition, les deux rassemblements marqué à gauche obtiennent à eux deux moins de 6% des voix en 1962. À cette période, des groupes antisémites d’extrême droite attaquent des locaux universitaires et les permanences du Parti Communiste, assassinant certains de leurs membres. En réaction, le Parti Communiste créé en 1964 les Tupamaros, une structure clandestine armée dans l’hypothèse d’un éventuel putsch : la rumeur d’un coup d’état par des généraux pro-nazi pèse en effet lourdement sur le pays alors que le Brésil et la Bolivie viennent de subir des coups d’état militaires.

Compañeros © Tornasol Films

Porté par un idéal révolutionnaire, les Tupamaros lance une première action en 1965 : ils attaquent une usine fabriquant du napalm destiné à être utilisé au Vietnam. À partir de l’année suivante, des policiers accusés de torture sur des détenus politiques sont assassinés par des membres des Tupamaros et cinq grandes marches de protestation sont organisées. En 1968, le gouvernement prend des mesures d’exception en réaction à la radicalisation des manifestations étudiantes. Les grèves ouvrières sont cassées, les partis politiques dont le Parti Socialiste sont dissous et la presse, censurée, ne doit pas mentionner les Tupamaros. Les militaires, de plus en plus important au sein du pouvoir, obtiennent la légalisation de la détention sans inculpation.

Dans ce climat politique de plus en plus tendu, le mouvement continue ses actions pour dénoncer la corruption des plus grand groupes industriels du pays. Ses membres organisent également des cambriolages de grandes envergures et des détournement de camions chargés de vivres pour les redistribuer dans les quartiers populaires. Autant d’actions qui renforcent le prestige des Tupamaros auprès de la population. De 1970 à 1973, ils organisent une quinzaine d’enlèvements, dont beaucoup se terminent par la libération des détenus — principalement des agents du FBI, des ambassadeurs anglais ou des membres de la CIA liés à l’extrême droite uruguayenne, les sinistres « escadrons de la mort ».

En 1971, l’élection présidentielle en Uruguay est corrompue par la dictature brésilienne avec le soutien des États-Unis alors dirigés par Nixon. Juan María Bordaberry devient président et le premier dictateur d’Uruguay. En lien avec les autres dictatures sud-américaines et les États-Unis, le pays coopère alors à l’opération Condor, une opération internationale de lutte anti-guérilla visant à poursuivre et assassiner les dissidents politiques de gauche jusqu’en Europe. Les Tupamaros sont démantelés après une confrontation sanglante avec le pouvoir. José Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro se retrouvent otages à partir de 1973, le début d’un cauchemar de douze années que le drame d’Álvaro Brechner décrit de façon saisissante.

Compañeros © Tornasol Films

Human after all

Quatre années de recherche ont été nécessaires pour écrire ce scénario que le réalisateur souhaitait au plus proche de l’expérience vécue par les trois otages, devenus des symboles de la répression militaire. Et le résultat est particulièrement réussi. Alors que le nombre de jours défile à l’écran pour atteindre des milliers dans un enchaînement qui semble ne jamais vouloir s’arrêter, Álvaro Brechner fait vivre au spectateur le quotidien irréel de ces trois otages totalement coupés du monde, entrecoupés de quelques flashbacks de liberté venant renforcer leur insoutenable situation carcérale. Les années passent et les trois hommes sont transférés de prison en prison, dans des cellules plus ou moins sordides. Tandis que la privation de liberté affaiblit l’esprit, la faim et la torture détruit lentement les corps. Malgré les violences et les menaces d’exécution constantes, les trois otages résistent héroïquement à la folie qui les guette. D’un réalisme abrupt, Compañeros ne cache rien de l’horreur de leur détention pour mieux sublimer ces instants qui les ont fait tenir tout au long des douze années de captivité. 

Film sur l’enfer de la dictature militaire de l’époque, le drame d’Álvaro Brechner est également une œuvre lumineuse sur la résistance et l’espoir. Comment survivre alors que le temps semble arrêté, sous la menace d’une exécution pouvant survenir à tout moment ? Cette force nécessaire pour ne pas se laisser mourir, les trois otages la puisent dans des moments souvent fugaces mais essentiels pour conserver leur humanité. Emprisonnés ensemble — à l’exception d’une période de deux ans pendant laquelle José Mujica se retrouve enfermé au fond d’un puits —, les trois hommes sont isolés chacun dans leur propre cellule. Pour communiquer, ils tapent alors sur les parois en indiquant par un nombre de coups la position d’une lettre dans l’alphabet. Une méthode lente mais le temps était bien la seule chose qu’ils possèdent alors en abondance. L’espoir, les otages le puisent également auprès de leurs proches lors de très rares visites de leur famille : la promesse d’un avenir se cache alors dans le sourire d’une fille que l’on ne voit pas grandir pour Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro ou dans les encouragements d’une mère combative pour José Mujica. Ces instants passent évidemment toujours trop rapidement mais sont indispensables pour lutter contre les ténèbres. La sublime reprise — à la fois éthérée et intense — du titre The Sound of Silence par Silvia Pérez Cruz offre un moment de grâce bouleversant qui résume parfaitement cette espérance folle, envers et contre tout.

Compañeros © Tornasol Films

Le film se conclut logiquement avec la libération des trois otages — parmi de nombreux autres — en 1985. Une remise en liberté rendue possible par une relative ouverture militaire en 1980 menant aux premières élections démocratiques en 1984. Véritable leçon de résistance, la suite de l’histoire est celle d’une impressionnante  résilience pour les trois hommes. Loin d’être brisés par l’expérience, les trois anciens otages ont par la suite assumé des responsabilités politiques importantes. Romancier, poète et journaliste, Mauricio Rosencof est devenu directeur de la culture de la mairie de Montevideo et Eleuterio Fernández Huidobro, décédé en 2016, a été élu sénateur puis nommé Ministre de la défense en 2011. Député et sénateur, José Mujica a été élu président de la République de l’Uruguay en 2010 à l’âge de 75 ans et a exercé cette fonction jusqu’en 2015.

Le pays n’a affronté cette sinistre période qu’à partir de 2004 avec l’élection de Tabaré Vázquez marquant la première victoire de la gauche depuis la fin de la dictature. Des hauts militaires ont été condamnés et des poursuites pour violation des droits de l’homme ont été engagées. L’ancien dictateur Bordaberry a été inculpé et condamné en 2010 à 30 ans de prison pour crime contre l’humanité. Il est décédé l’année suivante. Sous la présidence de José Mujica, les grandes réformes ont porté leurs fruits : le taux de chômage a été pratiquement divisé par deux, le taux de pauvreté a lui été divisé par quatre et le salaire minimum a été rehaussé de 250%. Selon l’ONG Transparency International, l’Uruguay est désormais le deuxième pays le plus petit d’Amérique du Sud le moins corrompu et le plus sûr. Preuve que l’espoir peut parfois scintiller au plus niveau après avoir été traîné dans la boue des geôles les plus lugubres.

Chronique émouvante d’une décennie volée à l’ensemble d’un pays, le film d’Álvaro Brechner livre un vibrant hommage à ces hommes — et à travers eux à tous les autres otages — qui ont su résister au confinement, à la faim et à la torture. Au-delà des destins personnels, Compañeros symbolise également la résilience d’un pays entier face au pire. Une idée réconfortante en ces temps troublés.

> Compañeros (La noche de 12 años) réalisé par Álvaro Brechner, Espagne – France – Argentine – Uruguay, 2018 (2h02)

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