Etrange idée qui traverse l’esprit de Julien Bourgeois en 2010 alors qu’il décide de consacrer un livre de photos à la pop suédoise. Etrange idée, quoique… Comme il l’explique en préface, cette entreprise apparemment tordue prend comme point de départ un constat qui ne l’est pas tant que ça : l’étonnante proportion d’artistes scandinaves (et parmi eux suédois) qui compose la discothèque de l’auteur photographe insuffle la première inspiration. Et lorsque cette intuition initiale s’accompagne d’un fait économique, aussi méconnu qu’imparable, à savoir la place de la Suède au troisième rang mondial d’exportateurs de musique, le sort de ce qui deviendra Swedish Music Landscape[fn]Entreprise personnelle s’il en est, Swedish Music Landscape est le résultat d’un long labeur individuel de la part de Julien Bourgeois, qui a œuvré sur tous les plans (artistique, logistique, financier) pour faire advenir ce projet. Aidé en dernière ligne droite par une petite maison de production et d’édition participative, le projet a néanmoins bénéficié du financement de nombreux « microcultivateurs », qui ont contribué à sa réalisation par leurs précommandes. Il est toujours disponible sur le site de Microcultures, qui propose en plus une poignée de MP3 offerts par Lowood, Dear Euphoria, Jennie Abrahamson, Tomas Andersson Wij, Little Gang pour accompagner la lecture. Une version iPad sera également bientôt disponible.[/fn] est jeté. Et les premiers billets d’avion vers Stockholm sont achetés.
Deux ans plus tard, le livre paraît donc : une série de portraits photos agrémentés de courts textes. Parmi les artistes rencontrés, quelques figures immanquables du paysage local (Jens Lekman, Jay-Jay Johanson, Ane Brun, Loney Dear, Peter, Björn & John…), d’autres issus d’une scène plus "émergente" (Lowood, Steso Songs, Dag för Dag…) et globalement une myriade de musiciens et groupes, diverse, profuse, et dont la variété même compte pour beaucoup dans le rôle particulier que joue la Suède au sein de la production pop actuelle. On nous précise d’ailleurs que l’apprentissage de la musique en Suède est aussi naturel que celui d’une langue étrangère et que nombreux sont ceux qui la pratiquent assidûment là-bas depuis l’enfance. Ceci expliquerait cela.
Des rencontres
La musique, il en est toujours indirectement question, mais c’est pourtant l’une des grandes absentes de l’ouvrage. Et on s’en réjouit. Car, plutôt que de tracer le parcours discographique de chacun des artistes dans un enchaînement mécanique, les textes se concentrent sur l’instant, les circonstances du rendez-vous, les tenants de ce moment unique où l’image se fige en cliché, assumant un penchant souvent bienvenu vers l’anecdotique.
Sans aucune forme d’esbroufe et avec une volonté claire de rendre compte d’un moment particulier, les récits, simples et sincères, font la part belle à la rencontre, à ce qui l’entoure. Parfois de façon prosaïque (les transports qui n’en finissent pas vers la maison de Frida Hyvönen), parfois de façon plus intime (très beau compte rendu tout en nuances des moments partagés avec Jens Lekman, où l’on perçoit à chaque ligne une complicité tacite entre ces deux artistes qui ne se connaissaient pas). Toujours avec suffisamment de distance respectueuse pour laisser place aux individus, derrière le masque de l’artiste.
Car, de ce paysage, l’autre absence notoire c’est précisément le photographe. Aussi talentueux soit-il, Julien Bourgeois s’efface constamment au profit de ses modèles, qui sont aussi ses sources d’inspiration. Cette approche, qu’on devine naturelle, est sensible dès la démarche annoncée en préface, qui sous-tend l’élaboration du panorama. C’est sur les lieux choisis par les musiciens qu’ont été réalisés les portraits : l’idée était pour eux de mener le photographe vers les endroits qui les inspirent, qui leur ressemblent, qui parlent d’eux et de leur musique.
Paysages lointains
Suivant cette méthode, le photographe s’est donc vu suivre ses modèles vers des paysages où la nature occupe une bonne partie de l’espace. Mais pas seulement : un terrain bien vague pour The Tiny, une ligne de chemin de fer improbable pour Per Nordmark, l’intérieur d’un musée pour Jay-Jay Johanson, le métro pour First Aid Kit. Et même, ironie du sort fidèle à l’esprit du livre… un pont de Paris pour El Perro del Mar.
C’est précisément dans ces petits écarts à une ligne toute tracée que Swedish Music Landscape montre sa personnalité, qui sait dépasser la somme de toutes celles qui le composent. D’un feuilletage à l’autre, l’attention se porte sur l’une ou l’autre des photos et on ne sait plus, entre le très beau portrait en gros plan de Niclas Frisk, la silhouette lointaine de Jens Lekman dans les falaises, la figure quasi christique de Peter Von Poehl au milieu des bois, les nuques détournées de Thus :Owls sous la neige, quel portrait on doit préférer…
Chaque fois qu’on referme le livre, un peu de neige tombe par terre. L’expérience est immersive et sensorielle, c’est un petit bout de Suède qu’on transporte avec soi. Un peu du mystère aussi qui entoure ses musiciens. Le genre d’expérience qu’on aimerait bien entendu renouveler. Ailleurs, bientôt. Du reste, dans les dernières pages, les lecteurs perspicaces décèleront peut-être l’indice de la nouvelle destination vers laquelle s’aventurera Julien Bourgeois, un jour, armé de son appareil photo, de sa sensibilité et de son enthousiasme. On veut bien être à nouveau du voyage.
> Swedish Music Landscape, Julien Bourgeois, Microcultures éditions, 2012.