On le surnomme Mickey. Tombé dans la rue à l’âge de 22 ans, cet ancien comptable s’est établi il y a plusieurs années à deux pas de la prestigieuse avenue des Champs-Elysées. Aujourd’hui âgé de 37 ans, lui et sa chienne Zina font désormais "partie du mobilier" pour les riverains, qui s’inquiètent de leurs absences occasionnelles. Tous les jours, il lit Libé, de loin son journal favori, mais aussi le Figaro, Le Point, le Nouvel Observateur grâce à un deal avec le kiosquier du quartier. « On n’y parle jamais de nous… Sauf l’hiver. Comme si l’été nous n’avions pas besoin de manger. Et on insiste trop sur le "pathos". » Que pense-t-il des candidats qui se présentent aux élections présidentielles ? « Aucun ne parle de nous. Jean-Luc Mélenchon évoque souvent la précarité, mais il s’adresse à d’autres sphères. »
Calé en actualité, s’intéressant de près à la politique, il ne vote pourtant pas. « J’ai perdu mes papiers. Ça arrive souvent quand on est à la rue. Pour les faire refaire il faut effectuer tout un tas de démarches, c’est long et compliqué… » En fait, il a abandonné l’idée depuis longtemps.
Voter quand on est SDF : un parcours semé d’embûches
« Celui-là ne donne que des billets de 50, pour les petites coupures c’est l’autre. » Maryline, 52 ans, installée sous les distributeurs d’une banque du quartier Saint-Michel, répète inlassablement ce refrain aux passants, espérant glaner ici ou là quelques pièces. « Moi ce sera Hollande ! Hors de question de voter Sarkozy, s’emporte-t-elle. C’est son préfet qui m’a mise dehors à deux reprises. » Cette ancienne de France Télécom n’a été expulsée qu’en octobre dernier et possède une carte d’électeur encore valable.
Pour ceux qui ne le peuvent pas, il faut se faire domicilier à l’adresse d’une association ou d’un Centre Communal d’Action Sociale (CCAS), ce qui permet aussi de recevoir son courrier et d’ouvrir des droits aux aides sociales. Mais certaines associations refusent aujourd’hui les demandes. « Il y a saturation », confirme Jean-Pierre Volkringer, vice-président de l’association Solidarité Jean Merlin, qui domicilie de nombreux sans-abri à Paris. « Nous sommes obligés de freiner. » L’homme décèle un autre frein : « Se faire domicilier, c’est se déclarer officiellement comme SDF. A mon avis, beaucoup abandonnent pour ça. »
Par ailleurs, pour recevoir une carte d’électeur, il est nécessaire d’être domicilié dans la même association depuis plus de 6 mois. Condition pas toujours évidente à remplir pour ces personnes en errance. En outre, certaines mairies refusent cette délivrance. « Le vote de ces électeurs n’intéresse pas certaines municipalités, avance prudemment Julien Damon, sociologue spécialisé sur les questions d’exclusion sociale. A mon avis les refus sont rares, mais il est vrai qu’il y existe une grande part de discrétionnaire dans les décisions des collectivités. »
Située rue Gay-Lussac à Paris, l’association La Moquette – les compagnons de la nuit organise régulièrement des évènements culturels auxquels participent notamment des sans-abri. Ce soir, est présent Charles Schweisguth, le fondateur de l’association "La raison du plus faible" en 1991, à l’origine de la fameuse possibilité de domiciliation, permettant aujourd’hui aux sans-abri de voter. « On m’a demandé de rédiger un rapport sur ces questions en 1991, se souvient-il. Nous avons fait 40 propositions, dont celle du droit de vote. » Il faudra attendre 1998 pour que celui-ci soit finalement mis en place.
Visiteur de La Moquette, Jean-Marc, 51 ans, vit dans la rue depuis 1999. Ce qui ne l’empêche pas de voter. Il va d’ailleurs chaleureusement remercier Charles Schweisguth, mais évoque un autre obstacle : « J’ai dû perdre mes papiers d’identité, nécessaires pour voter, au moins cinq ou six fois. Au bout d’un moment, des enquêtes sont menées pour vérifier ton identité… C’est long. La dernière fois, je suis resté cinq mois sans carte d’identité, ni carte bleue. J’étais coincé. » Depuis, il a trouvé une parade : sont désormais cachés « dans un bois », à l’intérieur d’une boîte qu’il serait seul à retrouver, son permis de conduire, une carte bleue d’un compte bancaire « de secours », et quelques billets… En dépannage. Mais s’il vote, il peine à en expliquer l’utilité.
« Voter, à quoi ça sert ? »
En effet, si tous les visiteurs de la Moquette s’intéressent à l’actualité et lisent régulièrement la presse, nombreux sont ceux qui ne votent pas. « Ils ont d’autres préoccupations », assène Chabane, 50 ans, qui a passé plusieurs années dans la rue, et vit aujourd’hui dans un logement qu’il qualifie « d’insalubre ». « Et puis ils sont dans cette situation à cause des politiques… » Et de vanter les mérites d’un autre système démocratique, né en Grèce, qui fonctionnait par tirage au sort.
« Non, je ne vote pas. Peu importe qui sera élu, pour nous ça sera toujours pareil. » Pascal, 43 ans, s’est installé dans un parking sous la place des Invalides dans une cabane qu’il a construite de ses mains. Il n’invoque pas les difficultés administratives, ses papiers étant à l’abri et étant domicilié dans une association près de Saint-Lazare. « Ce sont surtout ceux qui pourraient tomber à la rue demain, qui devraient voter. Ça, je ne le souhaite à personne. Mais moi, ça fait douze ans que je galère… Mon avenir, maintenant, il est ici. » Seul celui de sa fille de 14 ans l’inquiète. « Je la plains. Aujourd’hui, même pour être balayeur, il faut un diplôme. »
« Il n’y a aucune véritable enquête sur les orientations politiques des sans-domicile, précise Julien Damon. On peut néanmoins noter certains réflexes extrémistes, qui s’expliquent par leur situation… extrême. Par exemple, Marine Le Pen rencontre un certain succès. » On sait que Maryline, elle, ne votera pas Front national...