« Il faut aller la voir, la toucher. – Qui ? – La mer Noire ! »
11 heures, gare routière d’Edirne, frontière bulgare, Nord-Ouest de la Turquie. Au milieu du bal des vendeurs de thé, ondulant autour de leurs plateaux, des rabatteurs et des chauffeurs de bus, nous épluchons une dernière fois les pages écornées de notre guide. C’est là que nous voulons aller. La destination ? Kiyiköy, un petit port de pêche perdu sur les rives de la mer Noire, à une journée de route de là où nous sommes. Il fait chaud, nous n’avons pas encore mangé. Nos billets en poche, nous faisons le tour de la gare. Une petite cabane attirant tous les voyageurs en transit achève de nous convaincre. Sa terrasse ensoleillée est parfaite pour savourer les va-et-vient des rabatteurs des compagnies de transport cherchant le client à peine descendu de son bus. Nous avons largement le temps de déguster une crêpe roulée au poulet et des keftas, le tout accompagné d’ayran, ces yaourts à boire incontournables en Turquie.
Dans un allemand parfait, un homme s’approche, c’est notre « steward » ; il nous invite à rejoindre le dolmus, le « taxi-brousse » local qui nous emmènera à Saray, ville étape avant Kiyiköy. Sac à l’épaule, nous le suivons, bientôt rejoints par les autres passagers : étudiantes rentrant au village, paysans venus en ville, apprentis… Installés derrière le chauffeur, nous découvrons un paysage de plaines au milieu desquelles sont disséminés quelques villages délabrés que le temps n’a pas touchés. Parfois, notre navette s’arrête sur le bord de la route, le temps pour un des passagers de sauter sur le bas-côté poussiéreux au milieu de nulle part.
Pendant trois heures, nous apercevons à travers la vitre des troupeaux de moutons, rassemblés par d’impressionnants molosses, les bergers d’Anatolie, des champs labourés, une université à l’inspiration soviétique. Au loin, un petit minaret annonce de temps en temps la proximité d’une bourgade. Nous arrivons au bout de trois heures. Un peu assommés par la route, éblouis par le soleil déjà vif pour un mois d’avril, nous suivons les conseils d’un Turc à qui le steward vient d’expliquer le but de notre voyage. Par signes, il nous montre la petite gare routière où nous pourrons prendre la dernière navette vers Kiyiköy. Après quelques explications (en mime et en turc), nous comprenons que nous avons plus d’une heure à attendre avant le prochain départ. En cette saison, il n’y a que deux ou trois dolmus par jour pour cette destination. L’occasion d’aller nous rafraîchir dans la petite pâtisserie locale, autour d’un jus d’orange pressé, sous l’œil amusé d’un vieux Turc attablé dans un coin de la pièce.
Petits Européens avec de gros sacs, nous sommes l’attraction
De retour à la gare routière, nous attendons notre nouveau dolmus. À côté de nous, une vieille Turque hilare et sans dents s’acharne à vouloir bavarder avec nous. En fait, je crois bien qu’elle se moque de nous, petits Européens avec leurs gros sacs à dos, perdus au fond de la campagne. Son petit-fils au duvet naissant nous jette des regards embarrassés, en bredouillant les trois mots d’anglais qu’il a retenus. Cette fois, c’est sûr, elle se paie notre tête. Peu à peu, des collégiens en uniforme se réunissent près de nous ; nous sommes un peu l’attraction. Les conciliabules vont bon train.
Notre navette s’approche enfin de nous en grinçant de tous ses ressorts. Ce modèle-là est antique. Qu’à cela ne tienne, la route ne devrait plus être très longue, désormais ! Les enfants montent précipitamment. Dès la sortie de la ville, le paysage change du tout au tout. Oubliée la steppe, nous voici en pleine forêt, circulant de vallée en vallée. C’est superbe.
Et puis soudain, elle apparaît. D’un bleu profond. La mer Noire ! On aperçoit au loin quelques bateaux de pêche qui mouillent près de la plage. Des maisons en bois vétustes bordent la côte. Le chauffeur klaxonne en abordant le bourg. Une femme sort de chez elle en trottant. Le minibus s’arrête. Elle prend le courrier que le conducteur lui tend, une vieille enveloppe défraîchie avec juste un prénom dessus. Puis il redémarre pour quelques derniers kilomètres.
Devant nous, apparaît une petite arche de pierre qui marque les limites de Kiyiköy. C’est là que nous descendons, avec les derniers écoliers restés dans le bus. Ils disparaissent en un clin d’œil. Nous voilà seuls, à l’entrée d’un village isolé. Il est 19 heures. Dans la rue, seuls quelques chiens errants s’approchent de nous.
Les minutes passent, nous sommes un peu hébétés après toute cette route. D’après le guide, deux auberges se trouvent dans le village. Il est temps de s’organiser, la nuit approche et il commence à faire frais… Nous frappons à la porte de la première pension. Il n’y a personne. Tout est fermé. Reste la deuxième, sur la place centrale, au-dessus d’une petite épicerie. Quelques vieux attablés autour d’un thé nous dévisagent, impassibles. Le doute nous envahit. Sommes-nous les bienvenus ? Quel accueil va nous être réservé ? Nous ne voyons qu’un village presque désert et n’attendons qu’une chose, poser nos sacs et rejoindre la mer. Mais avons-nous bien fait de venir ?
L’épicier, qui nous observe derrière sa vitrine, finit par sortir et, agitant son téléphone portable, nous fait comprendre qu’il appelle le propriétaire de l’immeuble. Une dizaine de minutes plus tard, nous observons un petit vieux au visage creusé par de profondes rides s’approchant, avec un sourire édenté. C’est lui. Visiblement, il sort du bistrot voisin. Les présentations sont brèves. Une clef à la main, il nous emmène. Nous pénétrons dans un vieil immeuble défraîchi à quatre étages. C’est sommaire, mais cela a l’air propre.
Une crique, de petits bateaux de pêche, quelques marins
Apparemment, il est dédié aux locations estivales. Les Stambouliotes en mal de calme et d’espace viennent y passer un week-end aux beaux jours. Notre guide s’arrête au troisième étage. Notre chambre est au bout du couloir, à gauche. Tout semble dater des années quarante, à commencer par le chauffage. Un poêle à bois trône au milieu de la pièce, une caisse de bûches à côté. Confort rudimentaire mais les draps sont propres et nous avons de l’eau chaude. Les blattes de la douche sont donc anecdotiques. Nous n’avons guère le choix, nous acceptons. Notre hôte est ravi de cette visite inespérée. Il nous ramène des couvertures pour affronter une nuit qui s’annonce fraîche, et repart, avec quelques livres turques dans la poche.
Nous pouvons enfin sortir découvrir l’objet de notre voyage. Il va bientôt faire nuit, nous nous hâtons. Nous réalisons que nous allons dormir contre la mosquée. Pour la prière de cinq heures, nous serons aux premières loges. Nous traversons rapidement la rue principale du village sous les regards scrutateurs des rares passants. Des hommes. Quelques enfants aussi. Nous découvrons des maisons totalement délabrées d’où s’échappent chiens et oiseaux. Certaines, en moins mauvais état, sont habitées.
Nous empruntons une petite ruelle qui nous emmène vers la plage et descendons doucement, entre les pins. Une petite crique abrite des dizaines de petits bateaux de pêche. Quelques marins terminent de réparer leurs filets déployés sur la grève. Une bande de chiens dévore des restes de poissons entre deux esquifs renversés. Nous faisons un écart ; pas question de les perturber. Une cabane en tôles peintes nous annonce la proximité de la plage ; c’est le restaurant du port. Des enfants jouent autour, c’est donc ouvert. Tout est silencieux.
Nous poursuivons notre chemin. Les ponts qui donnent accès à la plage sont effondrés, ne restent que quelques échelles branlantes pour y accéder. Enfin nous y sommes. Et c’est magnifique. Ces grandes falaises blanches se jetant dans l’eau sombre ; cette plage sauvage où poussent quelques plantes grasses. Et de l’autre côté de la mer, la Russie. Il paraît que l’été, des promenades en barque permettent de découvrir des cavernes cachées au pied des parois rocheuses du littoral.
Un festin sans fioritures : une ventrée de poissons et calamars
Au village, c’est le calme plat. Nous remontons la longue pente qui mène au centre, une meute de chiens sales sur les talons. Nous poussons la porte d’une petite baraque en bois surplombant le port, au milieu des pins. Il y fait chaud, nous y serons bien pour passer la soirée et reposer nos pieds endoloris. Le patron nous accueille et nous présente son étal de poissons frais et de mezze, ces mets servis en apéritif ou en entrée. À la carte, la pêche du jour que le chef fait simplement griller. Un festin sans fioritures. Nous nous offrons une ventrée de poissons et calamars. De notre table, nous contemplons les bateaux multicolores des pêcheurs rentrés pour la nuit. La soirée passe lentement, à observer le soleil se coucher sur les falaises en buvant des bières et du raki tout en refaisant le monde jusqu’à plus soif. Le patron, ravi de notre festin, nous offrira même le dessert, lourd et sucré, à l’arachide, sorte d’halva maison.
Lorsque nous sortons, plus un bruit. Kiyikoy prend des airs lugubres. Pourtant, le long de la rue principale, les bars sont pleins. Ce soir, c’est foot, les hommes sont suspendus aux postes de télévision. La dernière prière du soir retentit, mais nous ne croisons personne devant la mosquée. Nous découvrons une épicerie encore ouverte, quelques vieux bavardent devant une télé nasillarde. De grands sourires nous accueillent. On nous demande notre nationalité, nous répondons. Les petits vieux se massent autour de nous, c’est un festival de prévenance. L’un prend nos commissions, l’autre nous amène un sac. Le troisième nous montre qu’il parle quelques mots de français. Nous sommes stupéfaits par ces démonstrations. Nous qui pensions déranger, cet épisode nous rassure et c’est d’un pas plus sûr et plus léger que nous nous dirigeons vers notre palais d’un soir.
La chambre est glaciale, nous entassons les lourdes couvertures sur le lit avant de nous y glisser avec délice. Dehors, les chiens hurlent, se battent. On entend une vague clameur, les supporters sont contents, leur équipe a gagné. Demain, nous partons pour Istanbul. Encore un peu de route, et c’est tant mieux !