« The Innocents », bien mal acquis

« The Innocents », bien mal acquis

« The Innocents », bien mal acquis

« The Innocents », bien mal acquis

Au cinéma le 9 février 2022

Dans la langueur estivale d'une banlieue nordique, quatre enfants se découvrent d'étonnants pouvoirs. Loin du regard des adultes, leurs jeux testant leurs incroyables aptitudes prennent peu à peu une tournure inquiétante. Film fantastique au réalisme glaçant, The Innocents interroge brillamment l'acquisition des notions de bien et de mal chez des enfants cherchant leurs limites. Une expérience de cinéma horrifique philosophiquement troublante qui bouscule avec malice la notion d'innocence enfantine.

Dans une banlieue norvégienne, Ida (Rakel Lenora Fløttum) se sent délaissée par ses parents. Sa grande sœur autiste Anna (Alva Brynsmo Ramstad) nécessite une attention toute particulière. Au pied des immeubles, les deux sœurs vont faire la rencontre de deux jeunes voisins, Ben (Sam Ashraf) et Aisha (​​Mina Yasmin Bremseth Asheim).

À l’abri du regard des adultes, les quatre enfants découvrent qu’ils possèdent des pouvoirs hors du commun. En se concentrant, ils réussissent à communiquer par télépathie et faire bouger des objets à distance. D’abord convoquées lors de jeux innocents dans la forêt et le parc environnants, ces aptitudes extraordinaires prennent un tournant bien plus sombre.

The Innocents © Mer Film

Prime aux acteurs

Diplômé de la Femis, Eskil Vogt est le fidèle co-scénariste des films de Joachim Trier depuis ses débuts. Il a notamment contribué aux scénarios de Oslo, 31 août (2011), Thelma (2017) et, plus récemment, enthousiasmant Julie (en 12 chapitres) (2021). En 2014, le cinéaste norvégien réalise Blind: Un rêve éveillé, son premier long métrage. Pour ce puzzle déroutant mettant en scène une femme aveugle se perdant dans la fiction, il reçoit logiquement un Prix du meilleur scénario.

Avec ce second long métrage, Eskil Vogt délaisse le drame pour se frotter au film d’horreur, genre qu’il affectionne en tant que spectateur. Invoquant un fantastique fortement ancré dans le réel, le résultat est particulièrement saisissant. Cette efficacité doit beaucoup aux enfants présents à l’écran. Après avoir testé l’imagination des prétendants aux différents rôles lors des castings, le cinéaste a fait jouer son instinct. Scénariste de ses propres films, Eskil Vogt n’a pas eu d’égo à gérer lorsqu’il a fait un choix assez inhabituel.

Le cinéaste a en effet décidé d’adapter les personnages aux acteur.trice.s qui avaient attiré son attention lors des castings. Le genre ou les origines de plusieurs rôles ont ainsi été modifiés pour intégrer les jeunes comédien.ne.s. Une étonnante adaptation de la fiction à la réalité qui se révèle gagnante tant les jeunes enfants sont convaincants dans ces rôles à l’innocence toute relative.

The Innocents © Mer Film

Les enfants autrement

The Innocents est un projet né de la symbiose d’une certaine nostalgie et d’une curiosité face à une période précise de l’enfance située juste avant le chaos de l’adolescence. En se remémorant des souvenirs anodins de sa propre enfance, Eskil Vogt a pu constater à quel point notre perception des choses évolue. Cette façon d’envisager différemment les évènements est au cœur de cette invitation à replonger en enfance.

Et c’est là que réside l’innocence du titre, même si le terme prend une tournure bien ironique au fur et à mesure que les enfants expérimentent leurs pouvoirs. Cette innocence réside tout d’abord dans la façon d’appréhender les choses. Elle symbolise une ouverture d’esprit et une perception du temps différente des adultes qui sont par ailleurs quasiment absents dans le film.

Ce parti pris n’a rien d’étonnant car Eskil Vogt avoue une fascination pour le comportement des enfants lorsqu’ils se retrouvent entre eux. À l’instar de Charles M. Schulz qui ne dessine jamais des adultes dans les cases de la célèbre BD Peanuts, le réalisateur minimise volontairement la présence des parents. Ida, Anna, Ben et Aisha ont ainsi le champ libre pour exprimer leurs désirs et pulsions sans contrainte. Et troubler la notion d’innocence.

The Innocents © Mer Film

Terrifiante solitude

En livrant ces gamins à eux-mêmes, The Innocents renforcent habilement le sentiment de peur. Sans le filet de sécurité parental, chaque enfant doit gérer ses propres craintes, face aux pouvoirs de ses camarades mais aussi ses propres capacités destructrices. Car la découverte de ces étonnantes capacités fait rapidement basculer le pur divertissement vers des expériences angoissantes.

Au cœur de ces bouleversements, Anna symbolise, de par sa condition, cette solitude. Dans son cas, l’isolement est poussé à l’extrême. Atteinte d’un « autisme régressif », elle a subitement cessé de parler et ne s’exprime plus qu’à travers des sons indéchiffrables pour ses parents et sa petite sœur Ida.

Piégée en elle-même, Anna incarne cette communication impossible avec ses semblables que les pouvoirs inattendus vont révolutionner. Mais, au-delà, son handicap n’a rien d’un prétexte dans le scénario. L’autisme de la jeune fille permet, avant la manifestation des pouvoirs, d’introduire subtilement la notion de morale enfantine toute particulière qui plane sur le film.

The Innocents © Mer Film

Intolérable cruauté

Ne pouvant exprimer ses émotions, Anna est une cible parfaite pour sa sœur. Dans le dos de ses parents, Ida maltraite sa grande sœur en la pinçant très fort, par exemple. Des sévices qui peuvent être mis sur le compte de la jalousie mais aussi d’une fascination vis à vis de cette sœur qui ne semble rien ressentir. Un super pouvoir en soi.

Et toute la complexité de la situation réside dans cette incertitude face au ressenti de cette sœur qui ne peut pas exprimer une éventuelle douleur. Sans preuve concrète d’un préjudice, Ida semble considérer qu’il n’y a pas de mal aux traumatismes infligés. Mais la petite fille peut-elle être considérée comme cruelle si elle n’a pas conscience de la gravité des faits ?

Avec la découverte des pouvoirs, cette question de la cruauté enfantine prend une toute autre proportion. Alors que les quatre enfants découvrent leurs pouvoirs sidérants, la question de leur utilisation pour faire le bien ou le mal s’impose rapidement. Popularisée par une adaptation de Spider Man au cinéma, la célèbre formule « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » est ici remise en question.

The Innocents © Mer Film

The Kids Aren’t Alright

En effet, pour que la responsabilité des enfants soit engagée encore faut-il qu’ils aient conscience de la signification de leurs actes. Sur le fil, The Innocents joue habilement avec cette frontière floue.  Notre morale d’adultes peut-elle être appliquée à cette bande d’enfants dépassés par leur pouvoir ou faut-il les considérer comme irresponsables ?

The Innocents s’inscrit dans la longue lignée des enfants flippants au cinéma. Lointains cousins de Regan dans L’exorciste (1973) ou Damien dans La Malédiction (1976), parmi de nombreux autres, les quatre enfants ont cependant la particularité de ne pas être possédés. Personne n’aurait idée de reprocher à la jeune Regan son usage peu orthodoxe d’un crucifix. Sa volonté ne saurait être engagée dans cette sombre histoire de possession.

Ida, Anna, Ben et Aisha sont, a priori, responsables de leurs actes. L’utilisation en pleine conscience de leurs pouvoirs les classe plutôt dans la grande famille des enfants ou adolescents qui peuplent l’œuvre de Stephen King. Des jeunes qui utilisent des capacités extraordinaires en général pour se faire vengeance.

Mais cette notion de vendetta est absente dans The Innocents, rendant leurs expériences violentes d’autant plus troublantes et invitant à dépasser un clivage bien/mal imposé par la morale.

The Innocents © Mer Film

Mal incarné

Parmi la bande, Ben incarne une terrifiante violence gratuite qui ne semble motivée que par l’expérimentation des limites. Cruel envers un animal, il semble cocher toutes les cases du psychopathe en herbe. Ses pouvoirs ne viennent que libérer ses pulsions destructrices. Il est cependant difficile de le juger comme tel.

L’habileté du réalisateur – et le talent des jeunes acteur.trice.s – nous place dans la position inconfortable d’une sidération privée d’une franche condamnation des actes. Malgré l’horreur grandissante des actes, l’entre-soi enfantin invite à partager leur expérience d’un monde encore mal défini. Sa temporalité mais aussi ses règles.

Pour Eskil Vogt, les enfants vivent dans un espace avant les définitions de bien et de mal. Leur univers est fondamentalement amoral au sens que la morale ne s’y applique pas. Ainsi, l’empathie pour autrui est une valeur qui reste à acquérir. Et c’est cette découverte, rendue terrible par les pouvoirs, qui est à l’œuvre dans The Innocents.

The Innocents © Mer Film

Ces expériences chaotiques et dérangeantes, le cinéaste invite à les considérer en dehors d’un filtre moralisateur. Le résultat en est d’autant plus troublant que ces enfants ne sont pas pour autant excusés d’une « innocente » cruauté enfantine sans jamais perdre leur humanité. Eskil Vogt nous confronte à l’horreur à l’état pur échappant à la possibilité d’une condamnation salvatrice.

Film d’horreur à tendance philosophique, The Innocents fait brillamment basculer le monde familier d’une innocence enfantine toute relative vers un univers fantastique aux expérimentations malaisantes. Une invitation saisissante à se replonger dans une temporalité amorale où tout est possible et le pire, un simple jeu d’enfants.

> The Innocents (De uskyldige), réalisé par Eskil Vogt, Norvège, Suède, Danemark, 2021 (1h57)

The Innocents (De uskyldige)

Date de sortie
9 février 2022
Durée
1h57
Réalisé par
Eskil Vogt
Avec
Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Sam Ashraf, Mina Yasmin Bremseth Asheim, Ellen Dorrit Petersen, Morten Svartveit, Sam Ashraf, Lisa Tønne
Pays
Norvège - Suède - Danemark