Mark Sargent est une personnalité très reconnue au sein de la communauté des « Flat Earthers », les flatistes pour reprendre la drôle de traduction française du terme. Créée en 2015, sa chaîne Youtube compte plus de 73 000 abonnés au moment de la rédaction de cet article. FLAT EARTH Clues Introduction, sa première vidéo postée en février de la même année, comptabilise désormais plus d’un millions de vues. Très actif sur la plateforme de vidéos en ligne, Mark Sargent a lancé le déferlement actuel de vidéos qui tentent de prouver — tant bien que mal — que la Terre n’est pas sphérique mais plate comme une crêpe — ou une galette, selon vos goûts.
Mark est devenu, un peu malgré lui, le chef de file de cette drôle de communauté qui tente de réfuter les preuves scientifiques. Aux cotés de Mark, Patti, sa mère, semble plus soutenir son fils par dévotion maternelle que par réelle conviction. En suivant Mark Sargent, le cinéaste Daniel J. Clark part à la rencontre de ces conspirateurs qui semblent avoir leur propre science parallèle pour tenter de prouver leur théorie farfelue. Drôle, instructif et parfois un peu flippant, La Terre à plat est un voyage au pays des adeptes du complot invite à la discussion plutôt qu’à la moquerie méprisante.
Pourquoi le plat ?
Pour tenter de comprendre pourquoi un nombre croissant de personnes se passionne pour cette théorie de la Terre plate, le cinéaste interroge des chercheurs, un psychiatre, des astronautes et donne évidemment la parole aux conspirationnistes. Pour le Dr. Joe Pierre, psychiatre, une des raisons expliquant l’engouement pour cette théorie est qu’elle privilégie l’expérience immédiate. Les flatistes se basent sur ce qu’ils voient : l’horizon apparaît plat donc la Terre n’est pas ronde. CQFD. C’est d’ailleurs ainsi que Mark Sargent a débuté sa carrière de porte-étendard de la cause flatiste.
Plutôt sceptique au départ, il s’est auto convaincu avec des expériences qu’il a mené et a ensuite exposé dans une vidéo ses « trouvailles » sur cette vérité qui serait cachée depuis si longtemps. Les membres de cette communauté se voient également comme des rebelles, un rôle plutôt sympathique à endosser. Seuls contre tous, ils sont aussi des victimes d’un système qui tente de les faire taire à tout prix. Et l’effet Dunning-Kruger — ou effet de surconfiance — joue ici un rôle également très important. Selon ce biais cognitif, les personnes les moins qualifiées dans un domaine surestiment leur compétence : pour les flatistes cela se traduit par des expériences censées prouver leur théorie qui n’ont absolument rien de scientifique.
Fans du même disque
Cette ambiance de paranoïa aiguë renforce l’esprit de communauté au sein des ceux qui sont persuadés que la Terre est plate. Certains, du fait de leur étrange conviction, se sont fâchés avec leur proches et trouvent du réconfort dans le fait d’appartenir à la grande famille des flatistes. Ce ressort psychologique ne doit pas être sous estimé pour comprendre l’engouement pour cette idée et répondre à Patti Sargent fait remarquer au réalisateur : pourquoi ça prend tant d’ampleur si ce n’est pas vrai ? Une drôle de façon d’envisager les choses. Aussi ridicule qu’elle soit, cette idée d’une Terre plate rassemble les gens et, comme le fait remarquer Mark Sargent, il s’agit d’une « conspiration à énergie positive ». Même si, sur ce point précis, il y a débat. Les flatistes lisent les mêmes livres — notamment Firmament de Zen Garcia, leur best seller —, écoutent de la musique de groupes flatistes (oui ça existe), ont des plaques d’immatriculation revendicatives de type « ITSFLAT » ou encore tombent amoureux — ou pas — sur des sites de rencontres pour flatistes.
Il suffit de voir l’enthousiasme de Mark Sargent devant la caméra pour comprendre que le sentiment d’appartenir à une communauté joue un rôle important dans l’adhésion à la théorie. Et comme l’explique le psychiatre interrogé dans le documentaire, une fois dans le groupe il n’y a rien à gagner à le quitter. Être flatiste c’est être à part et reconnu pour une particularité, quitte à devoir assumer la moquerie. Il n’y a aucun intérêt à tout abandonner pour se mettre à dos sa communauté et se fondre dans une masse qui n’attend rien de vous.
Petits complots entre flatistes
Mais tout ne tourne pas rond sur la planète aplatie des défenseurs du disque terrien, loin de là. Le documentaire de Daniel J. Clark revient en effet sur les dissensions entre les membres de la communauté. Pour commencer, il y a ceux qui pensent que la Terre est couverte d’un dôme — majoritaires, ils seraient environ 70% — et les autres qui pensent que le ciel est infini. Mais encore plus problématique, Mark Sargent a un ennemi juré en la personne de Math Boyland alias Math Powerland. Ce dernier fait tout pour déstabliser Sargent. Math Powerland assure qu’il a été le premier à « dévoiler » au grand public des internautes que la Terre était plate. Pour preuve, sa présence dès 2011 sur YouTube rappelée dans le bandeau de sa chaîne TheNASAchannel.
Les flatistes ne sont pas forcément tendres entre eux et il est assez amusant de découvrir qu’ils se lancent des conspirations à la tête. Ainsi Math Powerland accuse « Mark Sargent » — ce serait, selon lui, un nom d’emprunt — de travailler pour le gouvernement afin de décrédibiliser le mouvement. Le même type de rumeurs entoure Patricia Steere, créatrice du podcast Flat Earth & Other Hot Potatoes devenue une amie proche de Mark Sargent. Elle travaillerait secrètement pour la CIA, les « preuves » sont accablantes : son prénom est PatriCIA, comme par hasard, en plus son nom de famille sonne comme le verbe « diriger » en anglais. Certains l’accusent également d’être une reptilienne ou encore transgenre (là on ne voit pas trop le rapport, juste une attaque transphobe).
Changer la réalité
Malgré leurs divergences, les flatistes ont une chose en commun : leur incapacité à accepter la réalité telle qu’elle est. On ne devient pas théoricien de la Terre plate sans conséquences : en partant de cette conviction il faut ensuite réajuster le monde pour qu’il soit en phase avec celle-ci. Le cinéaste se penche sur deux expériences censées prouver que la Terre est plate. La première consiste à faire tourner un gyroscope pendant un certain temps et démontrer qu’il reste droit, contrairement à l’inclinaison constatée qui prouve le fait que la Terre tourne sur elle-même. Malheureusement pour nos apprentis scientifiques, le gyroscope marque bien une inclinaison.
Mais la force des flatistes est d’ignorer l’évidence et de trouver un moyen de détourner leur échec. La Terre n’étant pas une sphère, c’est le ciel qui doit tourner et influencer le gyroscope. Une autre expérience est alors prévue pour isoler le gyroscope d’une influence extérieure. L’autre expérience qui conclut le documentaire se solde également par un cuisant échec mais là aussi il faudra retenter l’expérience jusqu’à prouver ce que l’on souhaite affirmer, au risque de ne plus agir selon une méthode scientifique.
Le moment le plus drôle du documentaire est certainement Mark Sargent — qui aime prendre pour référence le célèbre film The Truman Show (1998) pour expliquer « sa réalité » — en train de regarder l’éclipse de soleil avant de se rendre à la première International Flat Earth Conference à Raleigh en Caroline du Nord en 2017. Sans se démonter, Mark apprécie le spectacle et reconnaît que le « système d’affichage » sur « le dôme » est très perfectionné. Que répondre à ça ?
Farandole de complots
Au-delà des fous rires que peuvent nous apporter les flatistes, le documentaire alerte sur un système de pensée potentiellement dangereux. Si les preuves scientifiques sont fausses alors quelqu’un cherche à nous manipuler, c’est logique. Comme le demande la mère de Mark qui a décidément la tête sur les épaules : « Mais qui est derrière tout ça ? ». Et selon les interlocuteurs les réponses fusent : les juifs, évidemment, les satanistes, les francs-maçons, le Vatican… Étrangement, la question du « pourquoi » ne semblent pas troubler les esprits plus que ça. Admettons que l’on nous ment depuis des siècles, pourquoi faire croire à l’humanité que la Terre est plate si ce n’est pas vrai ?
Une fois le doigt pris dans l’engrenage de la conspiration, les flatistes semblent difficiles à arrêter. Loin de la conspiration « positive » prônée par Sargent, il semble que la théorie de la Terre plate ouvre la porte à d’autres théories conspirationnistes. Ainsi le flatiste Nathan Thomson qui s’était illustré en prenant à partie un employé de la NASA dans un Starbucks pense que l’organisation spatiale ment, évidemment, mais aussi que les dinosaures ont été « inventés » et que tout ça est un immense complot pour « injecter des vaccins et [leur] école publique ». Ah, d’accord. C’est tout de suite plus clair.
Parmi les complots annexes ont retrouve pêle-mêle : les OGM, les fameux chemtrails, le 11 septembre et… les personnes transgenres dans les médias (vous reprendrez bien une dose de transphobie ?). Cette propension à croire aux théories du complot tient en partie à ce besoin de vouloir vérifier par soi même les faits, une obsession qui vire rapidement au ridicule. Ainsi Patricia Steere prend l’exemple du double attentat du marathon de Boston en 2013 en affirmant qu’elle peut y croire uniquement si elle a elle-même une jambe arrachée. Lorsque cette soif de vérification côtoie l’absurde le plus cynique plus rien ne peut stopper les théories du complot.
Scientifiques en roue libre
Mais alors que faire de la communauté grandissante des flatistes ? Les algorithmes qui facilitent la propagation de ces « informations » sont à surveiller de près — à l’image de celui de YouTube justement— mais le documentaire invite surtout à ne pas exclure les flatistes en dehors de la société du savoir. Et, même si les scientifiques — de leur propre aveu — ont parfois du mal à contredire leurs théories qui ne sont pas sur le plan scientifique, il serait selon le réalisateur contre-productif de les mépriser en les prenant de haut.
Daniel J. Clark veut croire à un dialogue possible et met en avant des liens entre la communauté scientifique et celles des flatistes. Les deux cherchent la vérité et testent leurs théories. Mais les premiers le font avec des outils réellement scientifiques et ne cherchent pas à ajuster l’expérience — voire la réalité — au résultat souhaité. Le cinéaste plaide pour la patience envers ces « scientifiques en puissance » qui se sont égarés.
Derrière l’aspect comique de cette théorie, c’est la méfiance envers la science et ses conséquences qui est en jeu. Si cette ignorance était amenée à se développer des complotistes pourraient se retrouver en responsabilité à la tête d’un État et prendre des décisions basées sur de fausses informations. Une politique refusant le rôle de l’homme dans le réchauffement climatique alors que c’est un fait validé par l’immense majorité des climatologues, par exemple. En réalité, pas besoin de se projeter. L’Amérique de Donald Trump est un triste exemple du danger de cette ignorance quand elle arrive au pouvoir.
Avec La Terre à plat, Daniel J. Clark cherche moins à contredire les théories des flatistes — qui se décrédibilisent bien tout seuls — qu’à tenter de comprendre les mécanismes du complotisme. En évitant soigneusement le mépris, ce drôle de voyage en Terre plate invite à une réflexion plus globale sur le reniement de la science et les conséquences délétères pour la démocratie.
> La Terre à plat (Behind the Curve), réalisé par Daniel J. Clark, États-Unis, 2018 (1h35)