Le roman graphique existe-t-il ?

Le roman graphique existe-t-il ?

Le roman graphique existe-t-il ?

Le roman graphique existe-t-il ?

12 janvier 2012

Le roman graphique est à la mode, en tout cas dans les médias et les librairies. Une production qui se multiplie, dont les oeuvres font le grand écart mais qu'on nomme tout de même romans graphiques. Citazine lui a également succombé et a voulu comprendre ce qui le définit.

« On reparle donc beaucoup de « roman graphique » depuis peu. On en parle tous les quinze ans, quand une bande dessinée petit format, en noir et blanc, se met, contre toute attente, à se vendre. [fn]Extrait de Plates Bandes, L’Association, 2005, paru dans le Nouvel Observateur en janvier 2009.[/fn]» Jean-Christophe Menu, cofondateur de L’Association qu’il a quittée en mai 2011, éditrice de bandes dessinées alternatives depuis 1990. Est-ce ça, le roman graphique ? Un petit format, noir et blanc. Un terme sans trop de sens qu’on dégaine dès qu’une BD hors des sentiers battus réussit à se vendre ?

Rupture avec le comics

Le graphic novel, dont roman graphique est la traduction, est d’abord apparu aux Etats-Unis dans les années 70. « Après que les années 60 ont vu apparaître des auteurs ayant des préoccupations plus adultes comme la sexualité ou l’autobiographie, la violence et la politique. Dans les années 70, le terme « graphic novel » a été utilisé pour définir les livres d’auteurs cherchant à utiliser un format différent des comics », commente Joseph Ghosn, ancien chroniqueur BD aux Inrockuptibles, auteur de Romans Graphiques et blogueur.
Pionnier du genre, Will Eisner, figure incontournable de la bande dessinée US, auteur de The Spirit, publie en 1978 Un Pacte avec dieu, l’avant-garde du graphic novel. Coup d’envoi de la rupture avec le comics et le super héros en slip. Les auteurs de graphic novel veulent clairement distinguer leurs œuvres des comics.
« Cette appellation a aussi servi à introduire en librairie un segment nouveau, permettant de vendre des BD là où les comics n’avaient pas leur place, et cela grâce à un format plus littéraire et moins « cheap » que les comics de base », ajoute Joseph Ghosn.

Le genre s’épanouit rapidement aux États-Unis, Chris Ware, Charles Burns… Et le magnifique prix Pulitzer 1992 d’Art Spiegelman, sommet du roman graphique, Maus. Des héros ordinaires, édités dans des maisons généralistes.
Pour Guy Delisle, auteur des remarquables Chroniques de Jérusalem, petit format de 330 pages, « les Etats-Unis étaient vraiment coincés dans la formule du super héros. Il y a eu une véritable scission entre le comics et le graphic novel. »

Et en France alors ? Le roman graphique ne peut être une rupture avec le comics, genre éminemment américain. Est-il d’ailleurs en rupture avec quoi que ce soit ?

En France, pas de rupture

« Je considère le roman graphique comme une appellation anglo-saxonne pour la distinguer du comics, mais pour moi, il me semble qu’en France, il n’y a pas de raisons d’appeler ça un roman graphique. C’est graphique oui, mais ce n’est pas un roman. » Pas de roman graphique pour Guy Delisle donc, pour la simple (et bonne raison) que ce qu’on appelle roman graphique en France ne ressemble en rien à un roman. Tout de même, le roman graphique est un genre qui existe bel et bien.
Que signifie donc ce terme ? Est-ce un terme ronflant visant à séduire un public élitiste trop « intello » pour la BD ? Un vernis poser pour la vente ?

Pour Joseph Ghosn, « on le découvre en France dès les années 70, avec notamment la collection romans (À suivre) dont le premier livre était la Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt (premier épisode de la série Corto Maltese, NDLR) ». A cette époque, il n’est pas encore question de roman graphique, n’empêche, impossible de ne pas y voir de grandes ressemblances puisqu’il s’agit bien de nouvelles dessinées. Publiée chaque mois chez Casterman dès 1978, la collection (À suivre) a accueilli parmi d’autres, Hugo Pratt, Jean Tardi et François Bourgeon. Du roman graphique avant la lettre, qui pour Guy Delisle, n’est rien d’autre qu’une « évolution » de la bande dessinée francophone et non une mise en opposition à une BD traditionnelle. Lui-même se revendique héritier de la BD franco-belge, de Morris et Peyo, rompus aux 48 pages, couvertures rigides et formats standards.

Il est tout de même possible de tenter une définition du roman graphique en identifiant les points les plus généralement communs à chacun d’eux : un petit format, du noir et blanc, une pagination longue. Et sur le fond, des thèmes pour adultes.

Tout de même, un phénomène

Si le roman graphique n’est pas une révolution, il est tout de même un phénomène ces dernières années. Succès de librairie, multiplication exponentielle de l’offre, le roman graphique est partout, en surabondance même. Au point qu’« il devient trop renfermé lorsqu’on le prend au pied de la lettre et qu’on n’y retrouve qu’un format (livre d’aspect littéraire, en noir et blanc, 120 pages) – on est tombé dans les années récentes dans une succession de livres caricaturaux rangés sous ce terme… », regrette Joseph Ghosn.

Le journaliste va plus loin et assène : « il est certain qu’il y a une surabondance de livres dits romans graphiques, qui noie un peu le marché en ce moment. Je doute que le public s’y retrouve et j’ai l’impression qu’il manque un travail de filtrage, à la fois de la part des éditeurs et des critiques, trop rares. » Pour lui, l’incroyable succès de la série Persepolis de la franco-iranienne Marjane Satrapi, publiée par L’Association, a fait des émules, voire des « envieux ». Toutefois, après l’explosion des années 2000, la publication de romans graphiques a baissé en 2010. Ils occupent 10,31 % de la totalité de l’éditions de BD contre 11,05 % en 2009 (bilan 2010 de l’ACBD, Association des critiques et journalistes de bande dessinée).

Le roman graphique est à la mode, les auteurs l’ont compris, les éditeurs mainstream aussi. Aujourd’hui édité chez Delcourt, Guy Delisle le reconnaît : « Il y a quinze ans, je serai arrivé chez Dargaud avec mes chroniques de Jérusalem sous le bras, ils n’en auraient pas voulu. On m’aurait répondu ”On ne fait pas de noir et blanc, on ne fait pas de petit format et on ne fait pas d’histoires autobiographiques.” Ça se faisait seulement chez L’Association. »

Un souffle de liberté

C’était donc ça, au départ l’Association. Une association d’auteurs, David B., Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Mattt Konture, Patrice Killoffer, Stanislas et Mokeït, qui ne voulaient plus du modèle dominant, la BD franco-belge. Créée en 1990, elle est la figure de proue de la BD dite alternative même si ces dernières années, le terme ”alternatif ” a de moins en moins de sens.

Pas vraiment qu’ils n’en voulaient plus, de cette école franco-belge, plutôt qu’elle prenait trop de place et qu’il était bien difficile de trouver des éditeurs prêts à casser le format. Si l’école franco-belge n’a pas toujours dicté ses lois, elle régnait sans partage ou presque dans le milieu. Mais avec l’Association, sont arrivés « des gens qui en avaient marre d’être coincés dans un format de 48 pages, fixe. Ils ont voulu faire des BD avec un nombre de pages qui s’arrêtait quand l’histoire s’arrêtait. Moi, quand je fais les Chroniques de Jérusalem, je ne me dis pas qu’il faut que ça rentre dans un format. C’est donc beaucoup plus agréable artistiquement d’avoir cette liberté là. Parce que bon 48 pages, il faut quand même rentrer ça au forceps ! »
C’est ça la force du roman graphique, sa raison d’être malgré les difficultés qu’on a à lui trouver une définition. Il brise le format A4, brise les lignes des cadres, ouvre la page, chamboule les bulles, efface la rigidité.

Formellement libre, le roman graphique l’est tout autant dans les thèmes abordés. Il permet d’explorer des domaines plus rares de la BD, le reportage pour Joe Sacco ou encore le carnet de voyage pour Guy Delisle, les carnets de croquis de Joann Sfar, des récits intimistes ou des objets plus expérimentaux, flirtant avec l’art contemporain. « On ne raconte plus les mêmes histoires et c’est un phénomène apparu voici une quinzaine d’années. Moi, avant je faisais des histoires courtes assez classiques. Après mon voyage en Chine, je suis rentré. Et je me suis dit, mais pourquoi je ne parlerais pas de moi ? » raconte Guy Delisle. Shenzhen[fn]Shenzhen, Guy Delisle, L’Association, 2000[/fn] a vu le jour, puis Pyongyang[fn]Pyongyang, Guy Delisle, L’Association, 2003[/fn]. Ont suivi les Chroniques birmanes[fn]Chroniques birmanes, Guy Delisle, Delcourt, 2007[/fn] et récemment, les Chroniques de Jérusalem[fn]Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle, Delcourt, 2011[/fn]. Des romans graphiques, mais avant tout, de la bande dessinée.

> Pour vous aider à choisir : Romans graphiques, 101 propositions de lectures des années soixante à deux mille, Joseph Ghosn, Le mot et le reste, 2010