« Residue », quartier déraciné

« Residue », quartier déraciné

« Residue », quartier déraciné

« Residue », quartier déraciné

Au cinéma le 5 janvier 2022

De retour à Washington D.C. dans son quartier d'enfance, Jay, la trentaine, constate à quel point celui-ci s'est gentrifié. Dans ce quartier métamorphosé, ses anciens amis sont introuvables. Cri du cœur viscéral, Residue est une charge virulente contre une gentrification insidieuse effaçant une population considérée comme indésirable. Une œuvre poétique et politique sur la confiscation d'une mémoire collective qui captive autant qu'elle dérange dans une Amérique secouée par le mouvement Black Lives Matter.

Après des années passées en Californie, Jay (Obinna Nwachukwu), jeune cinéaste dans la trentaine, revient dans le quartier de Washington D.C. où il a grandi avec pour projet d’écrire un scénario sur son enfance. Mais son programme se heurte à la nouvelle réalité d’un quartier gentrifié au point d’être devenu méconnaissable.

Dans chaque rue, Jay constate que les résidents afro-américains se trouvent poussés hors de chez eux par des propriétaires plus riches et majoritairement blancs. Traité comme un étranger par ses anciens amis, Jay ne sait plus vraiment à quel monde il appartient.

Residue © Array 2020 - Capricci - Les Bookmakers

Fils de lutte

Enfant de la balle, le réalisateur Merawi Gerima a grandi dans une famille de cinéastes et d’écrivains. Non seulement son père, le réalisateur éthiopien Haile Gerima, est le fils de la dramaturge Gerima Tafere mais sa grand-mère était également auteure.

Son père et sa mère, aussi cinéaste, sont rattachés au mouvement L.A. Rebellion. Un terme qui définit une génération de réalisateurs afro-américains à l’origine d’un cinéma noir qui a tenté de s’imposer à une époque où le racisme de l’industrie et de la société était particulièrement présent.

Immergé depuis toujours dans la dure réalité du cinéma indépendant noir, Merawi Gerima reprend le flambeau avec ce premier film. Dans d’autres milieux, le fait d’être un « fils de » permet d’ouvrir des portes, parfois sans que le talent soit nécessaire. Pour Merawi Gerima, son arrivée dans le monde du cinéma indépendant se fait par la petite porte, sans fioriture.

Residue © Array 2020 - Capricci - Les Bookmakers

Bros before pros

Tourné rapidement en deux fois lors des étés 2017 et 2018, Residue a bénéficié de moyens de production limités. Sur ce projet, Merawi Gerima endosse les rôles de réalisateur, producteur, scénariste et monteur. Ne pouvant trouver un ingénieur du son pour le film, le cinéaste décidément multitâches a également tenu cette fonction et celle de perchman pendant qu’il réalisait.

Dans le même esprit de débrouille, le film a fait appel aux bonnes volontés pour participer au projet. Residue est le fruit d’un réel travail collectif dans lequel se sont investies des personnes issues du quartier. Pour le casting, le cinéaste a naturellement fait appel à son colocataire à l’université, Dennis Lindsey, qui incarne Delonte, un ami de Jay. Une grande partie du casting est ainsi composée de non-professionnels.

Avec une production entre habitants du quartier, l’effet méta du film est total. Sur le papier, Residue raconte la volonté d’un cinéaste d’écrire un scénario sur son quartier. Exactement ce qui s’est passé dans les faits. Mais si Merawi Gerima dépasse l’étape du simple scénario, c’est pour rendre compte de l’impossibilité de la démarche. Il est à la fois son personnage empêché et un réalisateur qui donne corps à la colère de son double.

Residue © Array 2020 - Capricci - Les Bookmakers

Spectres résidentiels

Au fur et à mesure de l’avancée du projet, Merawi Gerima a assumé que cette histoire qu’il voulait évoquer était la sienne. À chacune de ses visites, un ami d’enfance avait déménagé, un autre avait disparu sans laisser de trace quand il n’était pas emprisonné ou tué. Le cinéaste a rapidement renoncé à vouloir la romancer comme il l’avait prévu à la base.

Avec ce retour au bercail, le réalisateur relate son expérience et livre sans filtre son incompréhension et sa colère face à son ancien quartier désormais totalement transformé. Œuvre dictée par l’intime, Residue évite pourtant habilement le nombrilisme que son scénario et ses conditions de production peuvent faire redouter.

Ce pèlerinage mémoriel possède un aspect universel qui renvoie naturellement aux lieux de nos enfances respectives. Mais cette nostalgie douce amère planant sur Residue laisse rapidement place à une virulente charge politique. Merawi Gerima filme un quartier qui a été laissé à l’abandon pour être totalement réinvesti. La version 2.0 du secteur a totalement gommé l’existence des afro-américains qui y habitaient.

Residue © Array 2020 - Capricci - Les Bookmakers

Le vrai remplacement

Venu trouver l’inspiration dans le quartier de son enfance, le cinéaste doit se rendre à l’évidence : de ce qu’il a connu, il ne reste rien ou presque. Les vestiges de son passé ont été rasés et la nouvelle communauté qui remplace ses proches agit comme si elle était là depuis toujours. Politiquement corrosif, Residue dénonce ce que Merawi Gerima ressent comme de l’impudence de la part de ces nouveaux habitants désormais quasiment tous blancs.

Ce premier film est un exutoire à cette rage ressentie face à l’arrogance des nouveaux venus. Elle illustre la profonde et dangereuse division de la société américaine. Malgré une histoire différente, ce phénomène n’est cependant pas réservé aux États-Unis. Le même processus de gentrification se déroule également en France en périphérie de nombreuses grandes agglomérations. Residue invite à interroger la mécanique de ce bouleversement que rien ne semble pouvoir arrêter.

Alors que des politiques de droite – pas forcément extrême – pérorent sur le fantasme d’un « grand remplacement » de meetings en plateaux télé, la gentrification poursuit discrètement son œuvre également en France. Une lame de fond d’autant plus violente qu’elle agit dans l’indifférence la plus totale. Progressivement, les populations les plus pauvres se retrouvent repoussées à la périphérie des villes ou déplacées dans de nouveaux ghettos. Avec cette occasion manquée de créer une réelle mixité sociale dans ces quartiers reconstruits uniquement pour la classe moyenne.

Residue © Array 2020 - Capricci - Les Bookmakers

Traces résiduelles

Parsemé de flashbacks d’une enfance dont les traces ont été effacées, Residue constate avec une rage mêlée d’impuissance comment la gentrification détruit la mémoire d’un quartier. Insidieux, le rouleau compresseur est d’une efficacité redoutable. Dans l’espace gentrifié, personne ne vous entendra déménager.

Le titre du film s’inspire de Imar Hutchins. Selon cet artiste de D.C., le mot « legacy » – héritage – ne convient pas pour décrire ce que les Noirs laissent derrière eux. Le terme de « résidu » lui semble plus approprié. Ce sont ces traces résiduelles à peine perceptibles que Merawi Gerima tente de capturer avec sa caméra. À défaut d’héritage palpable, il documente un effacement d’autant plus douloureux et créateur de rancœur qu’il se produit dans l’indifférence générale.

Si le spectre des violences policières plane évidemment sur Residue, ce retour dans un quartier dont la population a été déracinée offre une vision plus globale d’une mise à l’écart d’une partie de la population. Au-delà de la réaction explosive du mouvement Black Lives Matter, Merawi Gerima met en lumière une lame de fond dont la violence, si elle est moins spectaculaire, n’en est pas pour le moins réelle.

Captivante, la quête méta de Merawi Gerima est un rêve éveillé nostalgique sur la trace de souvenirs d’enfance qu’une réalité gentrifiée transforme en cauchemar. Témoignage crépusculaire, Residue capte avec une poésie rageuse l’effacement d’une mémoire collective aux conséquences sociales funestes.

> Residue, réalisé par Merawi Gerima, États-Unis, 2020 (1h30)

Residue

Date de sortie
5 janvier 2022
Durée
1h30
Réalisé par
Merawi Gerima
Avec
Obinna Nwachukwu, Dennis Lindsey, Taline Stewart, Derron Scott, Jamal Graham, JaCari Dye
Pays
États-Unis