Rachid Benzine : rendre hommage au pouvoir inouï des livres

Rachid Benzine : rendre hommage au pouvoir inouï des livres

Rachid Benzine : rendre hommage au pouvoir inouï des livres

Rachid Benzine : rendre hommage au pouvoir inouï des livres
Rentrée littéraire 2025

18 août 2025

Au milieu des gravats et du fracas de Gaza, un vieil homme continue d’ouvrir sa librairie. Dans L’homme qui lisait des livres, court et percutant récit, Rachid Benzine mêle l’histoire intime de Nabil à la grande Histoire palestinienne, et signe un vibrant hommage aux mots, derniers remparts contre l’oubli.

Une ville en guerre

« Soudain (…) l’un des quartiers martyrisés. Une décharge à ciel ouvert. Tout ce que la guerre vomit, détruit, ensevelit, réduit à néant. Des façades éclatées, éventrées comme des carcasses de bêtes crevées. »

Dans une trêve fragile à Gaza, « cette ville en réécriture permanente », un jeune photographe déambule. Dans un quartier moins touché, il tombe sur une devanture encadrée de centaines de livres. La porte est ouverte sur des milliers d’autres. Un vieil homme est assis, adossé au mur. « Il tourne la page, la hume, la caresse, puis replonge dans sa lecture ». Il a soixante ou soixante-dix ans, les épaules affaissées « par cette résignation tranquille que l’on trouve chez ceux qui ont vu beaucoup trop de choses et qui continuent malgré tout ». Autour de lui, le monde semble « suspendu ». Un moment de grâce. Ne pas capturer que des images de guerre, mais aussi celle d’une vie quotidienne., alors le photographe pointe son objectif. Mais l’homme l’interrompt : derrière chaque regard, une histoire de vie. Il veut qu’on écoute la sienne. Mais comment raconter une vie, « revenir sur ce qui a filé devant nous, les jours et les nuits, la joie dans l’oppression, le bonheur dans notre foyer? »

Nabil n’est pas seulement un « Palestinien » d’un côté ou de l’autre de la guerre : c’est un homme avec une histoire singulière, un homme ordinaire qui lit, aime, doute et se souvient. Ses tragédies personnelles reflètent celles de la grande Histoire, qui s’écrit dans sa chair.

Le pouvoir immémorial des livres

Nabil est né en 1948, à Bilad el-Cheïkh. L’année de la Nakba, celle où sa famille perd à tout jamais sa terre et les racines de ses ancêtres : « l’exode, comme une marée noire qui engloutit tout ». L’enfance de Nabil se déroule dans les camps : Aqabat Jabr dans la vallée du Jourdain, puis Jabaliya, à l’extrémité nord de Gaza. En 1967, après la guerre des Six Jours, l’entrée des Israéliens dans Jérusalem transforme Jabaliya en cauchemar à ciel ouvert : « les chars. Un grondement. Loin d’abord. Sourd. Les premières vibrations sont venues du sol. Presque comme des battements de cœur. (…) Des baraques, des corps, des ombres. Tout tombait. Tout. »

L’homme qui lisait des livres est chapitré en noms d’œuvres littéraires – Hamlet, Le livre de Job, La terre nous est étroite –, jalons de la vie de Nabil. Hamlet lui révèle que les mots peuvent ouvrir des brèches dans les murs et lui offre la rencontre de sa future épouse. Le livre de Job se lit « comme un reflet de ma propre vie, de la douleur interminable de notre condition (…) avec la désolation comme seule compagne » ; il y puise une fraternité avec tous les humiliés. La terre nous est étroite, titre d’un recueil de poèmes de l’écrivain Mahmoud Darwich, résonne avec l’étau du blocus et de l’exil. Primo Levi, « qui lui sauva probablement la vie », lui montre qu’on peut survivre à l’horreur et continuer à témoigner. Et lorsque la première Intifada éclate, en décembre 1987, ce sont encore les mots qui lui permettent de nommer l’injustice et de rester debout.

Dans cette vie ballotée par la guerre, la lecture est pour Nabil une nécessité vitale. Chaque jour, il ouvre sa librairie : offrir un livre devient un acte de résistance et de dignité. Préserver les mots, « à l’heure où la brutalité du monde nous submerge », c’est maintenir un espace habitable dans l’esprit. Que peuvent signifier les livres quand le monde qu’ils racontent a disparu ? « Un grand livre parle d’une autre époque, mais aussi de maintenant, de nos vies, de la vôtre, de la mienne. C’est un monde, un refuge, un miroir. » nous dit Nabil.

Le roman met en parallèle deux formes de résistance : l’image et le texte. Le photographe agit dans l’urgence : documenter, montrer, réveiller les consciences. La littérature prend le temps de la lenteur : relier les fragments, donner sens à la douleur, inscrire la perte dans un récit durable. L’une témoigne, l’autre transmet. Ensemble, elles empêchent l’oubli.

Un roman pour ne pas oublier

L’histoire se déroule « entre les ruines fumantes de Gaza et les pages jaunies des livres ». Derrière la voix de Nabil, celle de tout un peuple. Les livres comme fragments d’une vie, éclats d’une mémoire, cicatrices d’un peuple.

La plume de Rachid Benzine, à la fois journalistique et romanesque est travaillée, percutante. À travers Nabil, il porte la douleur de l’exil, dénonce l’absurdité de la violence, la spirale de la vengeance et l’injustice aveugle. Mais il célèbre surtout le pouvoir inouï des livres : celui de préserver l’humanité quand le monde qu’ils racontent a disparu.

C’est le témoignage de tout un peuple qui résonne à travers celui du vieux libraire : dire la vie, l’espoir, la perte, le deuil. Les livres subsistent et font acte de résistance. Ce court roman est nécessaire pour ne pas oublier la déshumanisation de la guerre, la douleur et la perte causées par l’exil, la précarité de la vie dans les camps de réfugiés.

L'homme qui lisait des livres de Rachid Benzine

128 pages
Date de publication
21 août 2025
Éditeur
Julliard
Page du livre sur le site de l’éditeur