C’est un petit lotissement sis à Maré-les-Champs, banlieue pavillonnaire fictive de la grande couronne parisienne. « Presque l’Amérique » : « de coquettes maisons aux volets assortis, des pelouses ininterrompues, des massifs de fleurs devant les doubles garages ». Chaque détail y évoque « l’opulence, et l’avenir radieux ».
Pourtant, en 1986, Élise, adolescente ombrageuse, met le feu à la maison familiale. Un geste ultime, point d’orgue d’une série de drames — la mort de la maîtresse, le suicide du garagiste — qui viendra fissurer à jamais la carapace des apparences.
Du lotissement, il ne reste rien, à part des « pavillons décrépis » et des « voies sans issue ». « Tout a été englouti par le temps », nous dit la narratrice, neuf ans au moment des faits, « comme mes souvenirs de cette vie. ». Près de quarante ans plus tard, à la mort de sa mère, elle revient sur les lieux de son enfance, guidée par Agnès, mère célibataire jadis ignorée de tous.
C’est là que la mémoire s’ouvre, par fragments. Elle se souvient qu’elle possédait le journal intime d’Élise. Elle se souvient aussi de tout ce qui affleurait sans jamais se dire. Ce que sa mémoire d’enfant avait conservé, et que le roman recompose.
Que s’est-il vraiment passé, il y a près de quarante ans ? Et qui, dans ce théâtre du quotidien, a joué quel rôle ? Victimes ou bourreaux, chacun a été traversé par quelque chose qui le dépasse.
« La fureur affluait par vagues dès qu’elle pensait à sa mère. Aux voisines aussi, à leur bêtise complice. Aux conséquences de leurs actes. (…) À leur convoitise, sous la sollicitude. Elle les hait toutes. »
Roman choral aux voix entrelacées, Le Lotissement fait entendre Élise, pleine de rage ; Agnès, la paria ; Béatrice, la reine du quartier ; Jérôme, l’homme fatigué ; Suzanne, l’institutrice venue des Antilles ; et surtout cette mère corsetée, harcelée par le qu’en-dira-t-on, toujours au bord de la dépression, « épouvantée par le vide et le gouffre qu’elle sent à ses pieds », qui cache sa propre mère à l’asile par peur de déchoir à son tour, persuadée que la folie est « héréditaire, menaçant d’apparaître au grand jour ». Une mère qui s’échine à maintenir un semblant d’équilibre, de normalité, dans un monde où « la félicité domestique » semble pourtant possible. Une mère qui n’a jamais su « résister face aux meutes ».
« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour les temps où je n’ai pas vécu. »
Les enfants parfaits, eux, ont « les cheveux blonds, les yeux myosotis et les voix douces d’enfants choyés, assurés que l’avenir les comblera ». Béatrice Mondessert, la mère d’Élise, règne sur le petit monde du lotissement comme une Desperate Housewife à la française, incarnant la norme avec une grâce qui écrase. Rien ne doit venir ébranler ce château de cartes : ni le projet de HLM au bout du champ, ni l’amour, « tragédie » ou « bénédiction ».
Or Suzanne, jeune maîtresse fraîchement arrivée, « née dans une île amoureuse du vent », trouble le décor. Elle est trop belle, trop rieuse, trop vivante. « Il suffit d’une caresse du vent, d’un frôlement de tissu sur sa peau pour que le désir affleure. » Elle réveille les envies, les tensions, et menace le bel ordre pavillonnaire. Très vite, elle devient une cible.
Et puis il y a Jérôme, homme miné par le regret, aux mains « pataudes, sales (…) qui disent tout de lui avant même qu’il ait ouvert la bouche », condamné à « la peau blafarde de sa femme, un cadavre au fond de l’eau », incapable d’échapper à « cette sensation qu’il était déjà trop tard dans ce gâchis qu’était sa vie ».
Avec Le Lotissement, Claire Vesin explore les violences feutrées des rapports sociaux, dans un microcosme étouffant où le paraître fait système, où le regard des autres tient lieu de loi. Une communauté où chacun est sommé de marcher au pas et de cacher les failles qu’il porte — de celles qui, mal colmatées, finissent par brûler tout ce qui reste.
Médecin de métier, Claire Vesin excelle à ausculter les âmes comme elle le ferait des corps. Ce qu’elle appelle elle-même une exploration entomologique d’une population, « la plus détaillée et la plus réaliste possible. J’ai créé ce village de toutes pièces, mais je suis certaine qu’il pourrait exister. »
Dans Le Lotissement, tout est maîtrisé, jusqu’au point de rupture, chaque page resserrant l’étau vers l’inéluctable. Le poids du groupe, la tragédie du désir et l’angoisse de la déviance s’enchevêtrent dans un crescendo implacable.