«Nous, aveugles, guidons les voyants»

«Nous, aveugles, guidons les voyants»

«Nous, aveugles, guidons les voyants»

«Nous, aveugles, guidons les voyants»

16 août 2011

Les restaurants qui proposent de dîner dans le noir total rencontrent un franc succès auprès de clients curieux. Mais les serveurs, eux, comment vivent-ils cette expérience singulière ? Rencontre avec Ghada, 32 ans, serveuse enthousiaste et “guide-aveugle” au restaurant “Dans le noir?”.

« Bonsoir, je m’appelle Ghada. Ce soir, c’est moi votre guide. » C’est par ces mots que Ghada Touahria, 32 ans, serveuse et “guide-aveugle”, accueille ses hôtes, cinq soirs par semaine au restaurant atypique Dans le noir?, rue Quincampoix, dans le IVe arrondissement de Paris. Étrange, excitant ou déstabilisant, Dans le noir? propose de dîner dans la nuit la plus totale. Assistés de serveurs en lien permanent avec la cuisine par talkies-walkies, les convives doivent deviner les mets qui composent leur menu uniquement grâce à leurs papilles. Un exercice pas toujours facile…
Citazine s’est assis à la terrasse du restaurant avec Ghada pour qu’elle nous raconte sa vie de serveuse un peu particulière.

Comment se déroule un service au restaurant Dans le noir? ?
J’arrive à 18h45. Je mange avec les autres membres du personnel dans la salle du restaurant. Celle-là même où, quelques heures plus tard, les clients seront à leur tour attablés. Vers 19h30, nous devons dressés les tables. Chaque soir, nous sommes quatre “guides-aveugles” à assurer le service. Nous nous répartissons les tables avant l’arrivée des clients en fonction des réservations. En général, nous n’avons pas plus de 16 personnes à gérer. Au-delà, cela devient compliqué. On ne peut pas être à l’écoute de tout le monde.
Vers 20 heures, les premiers clients arrivent. A l’accueil, ils choisissent et commandent le menu surprise qu’ils désirent déguster (les clients ne savent pas exactement ce qu’ils vont manger et doivent le deviner, NDRL). C’est à l’accueil qu’ils précisent également s’ils ont des intolérances alimentaires : allergie aux produits laitiers, à l’huile d’arachide, etc. Puis, par talkies-walkies, l’accueil nous indique lorsqu’ils sont prêts. Nous venons donc les chercher…

Comment les clients vivent-ils cette immersion dans le noir ?

Les premières minutes dans le noir pour les voyants peuvent être difficiles. Il faut bien comprendre, cette salle est plongée dans l’obscurité la plus totale. Ce n’est pas comme chez vous lorsque vous tirez les rideaux et qu’un filet de lumière passe sous votre porte ou vos fenêtres. Dans cette salle de restaurant, c’est comme quand vous fermez les yeux : tout noir.
Pour les claustrophobes, cette mise en situation peut être pénible. Pour pénétrer dans la salle, il faut franchir deux rideaux. Pour certains, après le premier, les choses se compliquent. Ils leur est difficile d’aller plus loin. Le besoin de sortir se fait sentir. Les réactions sont variables. Elles dépendent des phobies et des craintes de chacun.

Une fois que les clients se sont glissés dans la salle, comment se déplacent-ils ?

Nous les guidons, les installons à leur table. Une fois assis, on leur indique où se trouvent les couverts, que le verre à eau est celui qui est à leur droite, où sont les bouteilles d’eau, de vin… On leur donne aussi quelques trucs. Pour ne pas en mettre partout quand on remplit son verre, il faut mettre son doigt dedans. Nous sommes à côté d’eux et nous les aidons si besoin à se servir en eau, à sortir de la pièce s’ils ont besoin d’aller aux toilettes, etc.
Une fois que les clients sont installés, certains vont beaucoup nous solliciter. D’autres, au contraire, ne vont pas du tout nous demander de l’aide.

Que pensez-vous de ce concept, des voyants qui choisissent de ne plus voir le temps d’un repas ?

Je ne pense pas que les personnes qui viennent dîner ici le font par simple curiosité. C’est une expérience. Une mise en situation qui permet de les sensibiliser au handicap. Une fois, une cliente est sortie en pleurant du restaurant parce qu’elle n’avait jusqu’alors pas pu pas imaginer à quel point c’est difficile de vivre dans le noir.
Je leur dis souvent… quand j’ai perdu la vue, il y a quatre ans, ça a été très difficile de s’habituer. Mais si je ne l’avais pas accepté, je n’aurais pas pu aller de l’avant. Perdre la vue, ça peut arriver à n’importe qui. Il faut être fort, se dire que ce n’est pas la fin du monde. Je suis très indépendante donc pour moi les craintes que certains aveugles peuvent avoir sur les dangers de la rue ne me freinent pas.
Pour nous, Dans le noir?, c’est aussi l’occasion de tisser des liens avec les clients, c’est très intéressant. Et puis c’est, d’une certaine manière, un renvoi d’ascenseur. Des voyants nous aident dans la rue. Là, ce sont nous, les aveugles, qui les guidons.
Et puis, il y a un autre aspect social important dans ce concept. Les tables sont côte à côte. Il est courant d’entendre les gens discuter avec leurs voisins de table. Ils échangent notamment sur ce qu’ils pensent avoir croquer et siroter.

Le noir désinhibe, décoince. Dans un restaurant normal, vous n’allez pas discuter facilement avec la personne d’une autre table. Dans le noir, tout est différent. On ne se voit pas. Le physique n’entre pas en ligne de compte, les clients discutent, parlent et échangent plus facilement. Certaines personnes, qui se sont rencontrées par Internet, choisissent de venir dîner ici pour leur premier rendez-vous. Je trouve cela très intéressant. Peut-être se sont-ils envoyés une photo avant cette rencontre, mais je trouve ça bien que ce premier face-à-face se passe ainsi. L’homme et la femme discutent. Tout passe par le sensoriel, non par le physique. Parfois les choses ne se terminent pas comme ils l’auraient pensé, par contre. Je me souviens d’un couple qui était venu… La dame est sortie avant le monsieur. Lorsqu’il est parti, il n’a pas retrouvé la jeune femme avec laquelle il avait dîné. Peut-être que ça ne s’est pas bien passé pendant le repas… je ne sais pas. Des fois, ça ne fonctionne pas, c’est tout.

Comment avez-vous trouvé cet emploi ?

Par un ami qui avait travaillé à Dans le noir? en 2004 (année d’ouverture du restaurant parisien, NDLR). Je n’avais pas de travail à l’époque, il m’a conseillé de postuler. Cela fait maintenant deux ans que j’y travaille. Mais avant de commencer à servir, j’ai suivi une formation de trois jours avec Etik Event (branche communication du groupe Ethik Investment qui a développé ce concept de restauration Dans le noir? dans sept pays, NDLR). Formation obligatoire pour apprendre à se déplacer dans le restaurant. Nous avons appris par cœur la disposition de la salle et pris nos marques afin de savoir où se situent les poteaux, connaître l’emplacement des tables… et tout indice permettant de nous déplacer le plus facilement possible. Cette formation était également très utile pour apprendre le process interne du restaurant, notamment à maîtriser les talkies-walkies qui sont nos liens avec l’accueil et la cuisine.

Y a-t-il plus de bruit à Dans le noir? que dans un restaurant classique ?
Oui, surtout si l’on affiche complet. Il y a alors 58 personnes dans la salle. Dans le noir, les gens ne se voient pas, ils parlent plus fort pour attirer l’attention de leurs interlocuteurs. Comme ils discutent entre eux plus fort, à la table voisine le volume sonore augmente aussi et ainsi de suite. Cela peut être un peu compliqué, pour nous, tout ce brouhaha. Nous communiquons par talkies-walkies avec la cuisine, il faut rester concentré pour comprendre ce qui arrive par le monte-charge. La cuisine est au sous-sol. Elle nous fait parvenir les plats, nous devons les réceptionner et bien écouter ce qui se trouve sur le plateau qui arrive. Pour savoir si, par exemple parmi les plats qui montent certains sont sans porc, sans huile d’arachide, etc., pour donner la bonne assiette à la bonne personne.

Comment faites-vous pour savoir à qui est destiné un plat ?

C’est très simple. Par talkies-walkies, le personnel en cuisine nous dit que les plats de telle table arrive et indique, par exemple, qu’il y a une pince à linge accrochée à l’assiette sans fruits de mer, sans arachide deux pinces à linge, sans porc trois pinces à linge… Nous déposons le plateau sur le chariot, nous déplaçons jusqu’à la table, et là on annonce les plats : « Qui a commandé un plat sans fruits de mer… ? »

Les clients dans le noir arrivent-ils à deviner ce qu’ils dégustent ?

Avant, dans l’un de nos menus, il y avait de la lotte. Nombreux étaient les clients qui, une fois sortis de la salle de restaurant, nous disaient avoir mangé de la viande ! Vous vous rendez compte. Cela montre que beaucoup de personnes ne font pas attention à ce qu’ils mangent. Le visuel prend le dessus sur le goût. Les gens ne savent plus distinguer les aliments. Résultat, certains clients prennent leur poisson pour de la viande. Moi, j’avoue que ça m’a scotchée.
De même, certaines personnes ne mangent pas certains aliments par goût. Une jour, une cliente me disait qu’elle n’aimait pas trop les épinards. Dans le noir, elle les a très bien mangés.
Mais c’est variable, certains clients vont avaler leur dîner sans trouver ce qu’il y avait dans leur assiette, d’autres vont savoir exactement, par le goût, ce qu’ils ont croqué. Cela dépend des sens de la personne. Certains développent ce sens dans le noir, d’autres ne peuvent pas différencier un vin rosée d’un vin rouge. Dîner dans le noir le plus total, c’est une expérience humaine, sensorielle et sociale qui pousse les gens à développer des sens qu’ils n’ont pas l’habitude d’utiliser.