Au début, mon nez mesurait une quinzaine de centimètres. En plastique pas cher, il coûtait cinq ou six euros. Puis à la manière de Pinocchio, il s’est allongé de trente centimètres. Le plastique a fait place au papier mâché. J’avais ramené ce masque de Venise à l’été 2005. Cette trop courte escale d’une journée ne m’avait pas permis de découvrir l’ensemble de la ville. J’avais juste ramené un tricorne et ce long nez.
Oh bien entendu, l’ensemble faisait illusion dans les carnavals populaires. Dans ceux, comme à Granville (Manche), où l’on jette des confettis. Mon manteau de laine noire, mon tricorne et ce nez rouge, blanc, doré effrayaient les enfants. Peu importe. Sous le masque, on ne craint rien. Puis en 2009, mon nez m’a démangé, il me fallait plus. Plus effrayant, plus historique. Le manteau de laine a fait place à la cape de laine lourde et chaude. La chemise à jabot – portée avec un pantalon noir – tenait plus du vampire que du costumé vénitien comme je l’imaginais.
C’est en 2010 que les choses ont dérapé. Un costumier de Bretagne m’a vendu une veste de carnaval. « C’est un ancien manteau La Belle Jardinière d’Ancenis qui a été retaillé », m’a assuré le professionnel. Waouh, un manteau et des passementeries du XIXe siècle, du galon doré des années 30. Bref, j’étais tombé dedans. La culotte marquis, les mi-bas blancs, la chemise jabot et dentelles aux poignées ainsi que le gilet en brocart ont suivi. La facture ? Ouch ! Mais c’est ainsi lorsque, comme moi, on ne possède pas de talent de couturier…
Ainsi paré, je me suis rendu à mon premier carnaval de Venise, fin février. Quel pied ! Un billet Ryanair acheté à l’arrache, un mauvais hôtel situé à proximité de la place San Marco et me voilà déjà en plein rêve. A la sortie du car qui me laisse sur la place de Rome, j’enfile ma lourde carpe et tire ma valise à roulettes. C’est déjà magique ! Celui qui n’a jamais senti sa cape se gonfler et basculer de gauche à droite à chaque pas ne peut pas imaginer cette sensation de liberté et de grandeur. Je me plonge dans les ruelles sombres jusqu’à mon hôtel.
Premier matin, réveil à 6 heures. Eh oui, les costumés se lèvent tôt. Tout comme les photographes d’ailleurs. Revêtu de mon costume, j’ai lâché mon long nez pour un masque plus historique : qu’on l’appelle volto, larva ou bauta, c’est le même masque triangulaire typique de Venise.
Le soleil n’est pas encore levé qu’une dizaine de photographes s’activent devant les quelques costumés présents. J’en reconnais un bon nombre qui couvre déjà de nombreux carnavals : Daniel, Philippe, venus exprès de France. Car Venise est prisée des photographes mais aussi des costumés : 60 à 70% sont Français. Ces petites mains ne remettent pas le même costume dans la Sérénissime d’une année sur l’autre.
Côté costumes, attention aux fautes de goût !
Les premiers vaporetti n’ont pas livré leurs flots de touristes que le soleil commence à faire briller les ors des costumes. Superbe. Je reste en émoi devant tant de grâce alors qu’un groupe de photographes commence à s’intéresser à moi. N’ayant pas travaillé ma gestuelle, je m’approche d’un ponton où sont amarrées des gondoles, prends un vieux livre du XVIIIe siècle et l’ouvre à la première page : conférences du diocèse d’Angers, 1776.
Je bouge un peu, je souris (ce qui entre nous ne sert à rien, on ne voit pas ma bouche). Petit à petit, je prends d’autres poses, tout en prenant soin de faire ressortir mes dentelles. Cinq minutes plus tard, les photographes ont fini de me flasher, d’autres costumés arrivent. Je sors mon propre appareil photo, caché par ma cape et déclenche à mon tour. Je reconnais quelques allégories déjà croisées en France et me délecte du clair-obscur offert par la place Saint-Marc. Le costumé allégorique côtoie l’historique. Le premier représente la quintessence de la beauté : couleurs chatoyantes ou pas, délires dans la confection, la coupe. Tout est permis. L’historique aura travaillé avec des documents d’époque pour recréer un costume le plus fidèle possible : époque Louis XIV, Régence, Louis XV ou Louis XVI. A chaque époque, ses styles. Et attention aux fautes de goût !
Parmi ces puristes, son Excellence le cardinal Richelieu est aussi là. Jean-Michel, croisé à Rosheim (Bas-Rhin) quinze jours avant, est costumé et calotté de rouge. Il ne dénote pas dans cette ambiance matinale. Je le salue en inclinant ostensiblement mon buste, il me répond d’un hochement de tête et fait un signe de croix. Son costume est une réplique exacte. Tout comme celui de René, Momo et Christine, les trois fidèles mousquetaires venus d’Alsace qui posent, pointe de l’épée en avant. Mais déjà, quelques costumés repartent car les premiers vaporetti ont déversé les touristes par centaines. Au pas de charge, ils visitent la Cité des Doges. Et là, une première personne vient se faire photographier près de moi, puis une seconde. En trente minutes, une centaine de touristes auront pris la pose à côté de moi. Tous me parlent en italien. Je n’y connais rien et répond par un très ballot : « no habla espanol »…
Une fois extirpé de la masse des touristes, la visite de Venise en costume est bluffante. On ne découvre plus la cité lacustre, on est une partie d’elle… Entre un musée et une exposition, le costumé aime se prélasser dans les endroits courus de la ville, comme le caffé Quadri, le caffé Florian. Le tout est d’arriver à entrer dans les fêtes privées, ce que je n’ai pas réussi à faire. Alors, je me suis consolé avec un verre de spritz, le cocktail local. Pétillant, rouge, servi avec une olive, un délice.
Avoir un beau costume permet quand même quelques fantaisies et privilèges comme celui d’entrer gratuitement sur le « carré VIP » de la place Saint-Marc. Un privilège, car Venise a beau être une ville romantique, elle n’en oublie pas d’être une ville touristique. Et les quelque 25 euros exigés pour rentrer dans ce carré sont tout bonnement abusifs. Mais je n’ai pas mâché mon plaisir d’être présent sur la scène, au milieu d’une cinquantaine de costumés. C’était chouette.