L’orthophonie en danger ?

L’orthophonie en danger ?

L’orthophonie en danger ?

L’orthophonie en danger ?

22 décembre 2011

Gaëlle Pingault est orthophoniste libérale, ex-salariée, non syndiquée... Et inquiète. De quoi ? Citazine lui laisse une tribune libre pour tenter une explication.

Les orthophonistes sont des professionnels paramédicaux du langage et de la communication. Actuellement, on en compte en France à peu près 19 000. Leur champ d’intervention est défini par un décret de compétences qui date de 2002. Il est, disons-le d’emblée, très large : pathologies de l’enfant, du handicap, de l’adulte, du vieillissement, etc.

On entend rarement parler des orthophonistes. Sauf si on s’appelle Xavier Bertrand (ministre de la Santé) ou Laurent Wauquiez (ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche). Les deux collègues ont réussi à mettre en colère et à inquiéter sérieusement une grande partie de cette profession, d’ordinaire plutôt discrète et calme. Le désaccord porte sur la réforme de la formation initiale en orthophonie.

Au commencement était Bologne…

En 1999, la France signe le processus de Bologne. Elle s’engage, ce faisant, à harmoniser l’ensemble de ses études supérieures universitaires avec trois niveaux possibles : licence (trois ans), master (cinq ans), et doctorat (huit ans). C’est la fameuse réforme LMD. Avec en ligne de mire, la possibilité de favoriser les échanges et les coopérations européennes, grâce à des diplômes plus « lisibles » entre voisins.
Les études d’orthophonie, en quatre ans, ne s’inscrivent pas dans le schéma LMD. Qu’à cela ne tienne. Mettons tout le monde autour d’une table et discutons d’une refonte. Ça s’appelle la réingénierie des études.

Depuis plusieurs années, les différents partenaires y travaillent. La mise au point de « référentiels activités » (ce que l’on fait dans ce boulot) et de « référentiels compétences » (les savoir-faire nécessaires pour ces pratiques) s’est faite petit à petit. Ces référentiels sont, à ce jour, validés par le ministère de la Santé. En mars 2011, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche rend son avis : il faut un master 2 (ou M2, soit un grade master « normal », en 5 ans d’études).

Mais fin octobre, Xavier Bertrand propose quant à lui un master 1 (ou M1, en gros un grade master « à la française » en quatre ans d’études) avec une possibilité d’accéder à un M2 dans telle ou telle spécialité orthophonique. Le détail, c’est que le M1est un diplôme qui n’existe pas en tant que tel et n’a pas de valeur au niveau européen puisqu’il se situe entre la licence et le master…
C’est ce courrier qui a provoqué colère, inquiétude, et a entraîné une mobilisation des orthos qui ne se dément pas au fil des semaines.

Pourquoi est-ce que cela inquiète ?

Les standards européens d’études ne fonctionnent pas en nombre d’heures de cours, mais en ECTS (European Credit Transfert System). Les ECTS incluent les heures de cours, de TD, et de travail personnel pour assimiler les notions ; il en faut 30 pour valider un semestre de formation. Le niveau M1 correspond à 240 ECTS, le niveau M2 à 300 ECTS. 

A l’heure actuelle, le département universitaire d’enseignement en orthophonie de Lyon a déjà converti sa formation en ECTS. Il valide le certificat de capacité en orthophonie en 270 ECTS répartis sur quatre ans. Les autres centres de formation dispensent les mêmes contenus, même s’ils ne les ont pas encore convertis en ECTS : il est clair qu’à l’heure actuelle, la formation initiale en orthophonie se dispense en France en 270 ECTS. Sauf que l’orthophonie est en constante évolution grâce aux recherches en neurologie, ORL (Oto-rhino-laryngologie), psychiatrie (liste non exhaustive). Il faudrait donc davantage d’heures pour enseigner des connaissances qui se complexifient et s’étendent. Et maintenir ainsi des soins de qualité dans les années à venir.

Si le ministère impose, à partir de septembre 2012, une formation en 240 ECTS, il ampute la formation existante du contenu d’un semestre par rapport à ce qui se fait à l’heure actuelle, et l’empêche d’avancer. Ça s’appelle une régression.
À cela s’ajoute que le M1 ne permet pas l’accès à la recherche universitaire dans les standards européens. Là encore, ça serait donc un frein notable au maintien et à l’évolution de la qualité des soins en orthophonie.

Bref, pour une grande majorité de professionnels, l’inquiétude est là : crainte d’une diminution de la qualité des soins, et d’une complexité accrue pour trouver un orthophoniste susceptible de répondre à n’importe quelle demande…

 

Leurs arguments…

Si Laurent Wauquiez est peu bavard sur le sujet, Xavier Bertrand n’a guère d’autre choix que de parler, puisqu’il est régulièrement pris à parti par des orthophonistes. Ses arguments ont un peu évolué au fil du temps mais on pourrait les résumer comme suit :

– Il doit veiller à garder une cohérence entre les formations des différents professionnels de santé. S’il accorde un M2 aux orthos, d’autres viendront le lui réclamer et c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres.
– Le conseiller du ministère de l’Enseignement supérieur, qui a donné un avis favorable pour un M2, n’était pas habilité à le faire, alors hein, bon.
– Un M1 sera un progrès immense pour les orthos puisque, malgré leurs quatre ans d’études, ils ne sont reconnus qu’à bac+2 ou bac+3, selon les conventions.
– Les orthos déjà diplômés pourront continuer à exercer exactement comme maintenant.
– Les orthos pourront effectuer l’équivalent d’une formation continue qui soit pour une fois valorisée sur le plan universitaire à travers la création d’un M2.

… contre les nôtres

Reprenons les arguments de Xavier Bertrand, vu de la fenêtre des orthophonistes.

– La « cohérence » entre le niveau de formation de tous les professionnels de santé paramédicaux n’a jamais existé. Les paramédicaux sont extrêmement variés, leurs formations aussi. Pour ce genre de situations, il existe un truc formidable qui s’appelle le « cas par cas ».
– Un conseiller du ministère s’est avancé alors qu’il n’aurait pas dû : on note que Xavier Bertrand ne dément pas cet avis rendu. Intéressant.
– Un M1 fera passer la formation de 270 à 240 ECTS. Certes, ces 240 seront reconnus comme tels quand actuellement les 270 ne « comptent » que pour 120 ou 180. Mais enfin, que des études en quatre ans soient reconnues telles, c’est une régularisation légitime (et tardive), pas un progrès. D’autant moins que l’accès à la recherche ou aux travaux en coopération européenne reste difficile avec un M1.
– On est ravi que l’exercice des orthos déjà diplômés soit préservé. Mais à la base, soyons clairs, ce n’est pas tant pour les orthos que pour les patients, qu’on est inquiets. Moi, ça va, merci.
– Oui, les orthos se forment énormément en formation continue. Et ils continueront. Et alors ? Ça ne justifie en rien d’amputer la formation initiale, avec tout ce que ça ouvre comme possibles dysfonctionnements.

Ajoutons à cela le presque mutisme de Laurent Wauquiez, alors qu’au stade où en sont les travaux de réingénierie, et selon la méthodologie édictée par le ministère lui-même, ce serait normalement à lui de prendre position… Et vous aurez le cocktail complet qui crée colère et inquiétude.

L’ensemble des forces présentes autour de la table (et ça faisait du monde : grandes centrales syndicales, syndicats pros, groupes de travail, organismes de recherche…) s’est prononcé unanimement pour une rénovation des études d’orthophonie en un unique M2. Un aussi bel ensemble, qui se maintient après bientôt deux mois de mécontentement (le dernier communiqué commun datant de mardi 20 décembre) ne peut être un hasard.

Bien. Et donc…?

Et donc, dans l’immédiat, rien. Xavier Bertrand campe sur ses positions. Il affine quelque peu son discours et manie le « ne soyez pas inquiets, je vous comprends ». Et les orthophonistes en colère continuent d’informer, de manifester, de revendiquer. En termes poétiques, cela s’appelle un bras de fer. Depuis le 28 octobre, on assiste à un ping-pong de « je-t’envoie-un-courrier-je-te-réponds-un-communiqué » (et réciproquement). Mais pour le moment, concrètement, la situation n’évolue pas.

Nous sommes des milliers d’orthos à croire à une « orthophonie holistique » (même si la formule n’existe pas), une orthophonie qui accueille et considère l’Autre comme un tout. Pas comme une accumulation de symptômes et de performances plus ou moins hiérarchisés. Une orthophonie de haute qualité, généraliste, indivisible.

Nous n’aurons de cesse de répéter ceci à nos deux ministres de tutelle. Et même si je me doute bien qu’il y a chez eux des tractations et des considérations politiciennes dont je n’ai pas connaissance, qu’il me soit permis de dire ici que ma déontologie et mes convictions ne se noieront jamais dans ce genre de choses.

Jattends de pied ferme lannonce de la rénovation de la formation initiale en orthophonie en M2 pour tous les futurs orthophonistes.

Encore ?