Il faut lire Jean-Baptiste Del Amo, sans conteste l’un des écrivains les plus marquants de notre époque. À la fois romancier naturaliste (Une éducation libertine, prix Goncourt du premier roman), chroniqueur du corps et du mal (Le Royaume animal, Règne animal), explorateur du deuil (Le fils de l’homme), il fait de chacun de ses romans une plongée dans les zones troubles du réel. Chez Del Amo, le corps, la sphère intime et les tensions sociales s’entrelacent pour composer une œuvre dense, sans concession, où l’humanité se révèle dans ce qu’elle a de plus fragile, de plus opaque, parfois de plus brutal.
Avec La nuit ravagée, son premier roman à l’inspiration ouvertement horrifique, Del Amo surprend sans trahir sa voix. Il explore un nouveau territoire – celui du genre – mais avec la même acuité psychologique, la même noirceur lucide, la même capacité à raconter ce qui se joue derrière les apparences.
La nuit ravagée, maison close sur cauchemars ouverts
Nous sommes aux Acacias, un lotissement sans histoire dans le village fictif de Saint-Auch, en périphérie de Toulouse, au début des années 90. Y vivent cinq adolescents, figures d’une jeunesse de classe moyenne, désœuvrée, désabusée : Tom, dit Limule, passionné d’entomologie, nourrit une haine sourde pour son beau-père ; Alexandre pleure la mort récente de sa mère ; Mehdi subit un harcèlement constant au lycée ; Maximilien découvre son homosexualité dans un climat familial étouffant ; enfin, Lena, seule fille du groupe, est arrivée à l’automne avec sa mère pour fuir un homme violent. Ensemble, ils traînent dans des serres abandonnées, roulent en Piaggio, fument des joints dans des fauteuils éventrés, dissèquent leur passion commune des films horrifiques. Rien ne semble pouvoir les atteindre dans ce quotidien figé, « où il ne se passait jamais rien d’autre que la vie et la mort des hommes ». Et pourtant, quelque chose de « funeste » s’annonce. La mort étrange d’un camarade les pousse à pénétrer dans une maison abandonnée au fond d’une impasse.
« L’intérieur était resté figé, la famille qui y avait résidé semblait s’être évaporée du jour au lendemain. »
La maison, figée dans un décor des années 70, exhale une « lointaine odeur d’incendie », un parfum de jasmin ou de lys pourrissant. Là où une fiction horrifique classique réveillerait les morts, La nuit ravagée se passe de fantômes. La maison elle-même devient la créature. Après cette première intrusion, chacun des adolescents est irrésistiblement attiré par elle. Elle s’insinue dans leurs nuits, absorbe leurs angoisses, leurs secrets les plus inavouables et leurs blessures les plus profondes, les transformant en visions hallucinées, puissamment suggestives. « Elle te donne ce que tu souhaites, ajouta Anthony. Ce que tu souhaites le plus profondément. ». Le pouvoir nocif des lieux efface peu à peu la frontière entre la réalité et les fantasmes investis par une créature incarnée par la demeure. Qui habitait là ? On le découvrira et mais on le sait déjà, part belle sera faite à la tragédie.
La nuit ravagée : roman d’horreur, roman du réel
Chez Del Amo, le fantastique ne vient pas rompre le réel, il l’approfondit. Il naît du vide, de l’ennui, des blessures indicibles. Les foyers obéissent à des lois « secrètes et impénétrables », les adultes sont absents ou impuissants, et c’est dans cet espace laissé vacant que s’engouffre l’horreur. « L’horreur venait mettre en forme leur indifférence au monde, leur étrangeté, leur absence totale de perspectives mais aussi leurs désirs profonds. »
La nuit ravagée est bien plus qu’un récit fantastique. Il s’ancre dans une époque précise : les années 90 et sa pop culture, sans smartphones, sans réseaux sociaux, quand les adolescents louaient des VHS au kiosque et que l’ennui, la contemplation, les rendez-vous ratés faisaient encore partie du quotidien. On pense à Stephen King, évidemment, pour le fantastique et l’horrifique, mais aussi à Nicolas Mathieu : même manière de faire parler les corps et les territoires, même art de restituer un monde social à hauteur d’adolescent.
Le fantastique chez Del Amo n’est jamais gratuit. Il surgit là où les repères s’effondrent, où l’adolescence rencontre l’angoisse, où la province pavillonnaire devient un théâtre mental. Le roman parle de peur, bien sûr, mais aussi de deuil, de harcèlement, de violence domestique, d’homosexualité, de racisme – toutes ces lignes de fracture que la maison rend visibles et décuple. Le réel, déjà fissuré, laisse passer l’effroi.
Dans sa troisième partie, le roman assume un basculement plus net dans le surnaturel. Certains lecteurs pourront y perdre pied – mais ce déséquilibre est le cœur du projet. Il incarne l’effondrement intérieur, la perte de repères, la fin brutale de l’enfance. « Une part d’eux-mêmes venait de leur être arrachée, et si aucun n’aurait su précisément dire laquelle, tous savaient en revanche qu’elle ne leur serait jamais rendue. »
La nuit ravagée est un roman d’horreur, un roman sur l’horreur, mais aussi un roman d’époque et de passage. Del Amo transforme la maison hantée en miroir mental, en faille intime et sociale. Et rappelle que certaines maisons, à l’adolescence, peuvent encore contenir des monstres.