C'est une île abandonnée sur laquelle on décèle les traces d'une vie passée. La végétation a envahi l'intérieur des appartements, et la poussière semble les avoir figés dans le temps. C'est une île abandonnée que l'on pourrait croire sortie de l'imagination d'un auteur de bande-dessinée ou d'un réalisateur de cinéma. Cette île est pourtant réelle, et c'est à travers les objectifs de Romain Meffre et Yves Marchand que l'on peut la découvrir, jusqu'au 3 août à Paris*, dans l'exposition Gunkanjima, récit d'une ville fantôme.
Ce rocher, qui malgré les rares visites autorisées fait fantasmer plus d'un artiste (des scènes de Skyfall, le dernier James Bond, sont tournées dans un décor d''île abandonnée qui en est fortement inspiré), a été abandonné en 1974. Pourtant c'était jadis un repaire de modernité. C'est sur l'île de Hashima, surnommée Gunkanjima ("vaisseau de guerre") pour ses allures de cuirassé, que Mitsubishi exploitait jusque dans le milieu des années 1970 une mine de charbon.
Un "cuirassé" moderne
Cinéma, restaurants, école, hôpital, immeubles aux équipements modernes, galerie marchande : tout est organisé pour que les mineurs et leurs familles puissent mener sur le rocher une vie confortable, contrastant avec le difficile travail à la mine et ses 4 à 5 accidents mortels par mois. "C'est ici que fut construit le premier gros bâtiment d'habitation en béton armé du Japon, en 1916", fait remarquer Yves Marchand. Hashima a même connu la plus forte densité de population jamais enregistrée dans le monde, avec 83.500 personnes au km2 à la fin des années 1950.
"La colonie de Gunkanjima semblait être l’expression d’une idéologie collectiviste, d’un dévouement à la production et à la compagnie avec son architecture de la dépersonnalisation au style aussi brutal que rationnel", expliquent les photographes. Jusqu'à la désertion du rocher, totalement épuisé de l’ensemble de ses ressources naturelles. Aujourd'hui, on y accède difficilement. Un homme fait passer les pêcheurs et les curieux autorisés jusqu'à l'île. Yves Marchand et Romain Meffre y sont allés deux fois, en 2008 et 2012. La première visite dure 2 heures, tôt le matin, entre 6 heures et 8 heures. Quatre ans plus tard, ils sont autorisés à explorer la petite île quatre fois deux heures. Entre temps, elle est devenue propriété de la préfecture de Nagasaki, et un ancien habitant a créé une association pour tenter de faire inscrire Hashima au patrimoine mondial de l'humanité.
L'histoire d'une époque
"Il y a un côté morbide dans ces paysages car on y trouve peu de couleurs, pourtant il y a aussi dans le silence, la végétation et l'architecture une ambiance assez zen", se souvient Yves Marchand. Avec Romain Meffre, il a déjà parcouru de nombreuses ruines, des théâtres américains aux friches industrielles, en passant par ce qu'il reste de l'ancien âge d'or de l'automobile à Detroit (Etats-Unis). Chaque fois, c'est l'histoire d'un lieu et d'une époque que l'on retrouve. Dans chacun de ces paysages désolés on lit paradoxalement toute la vie dont ils ont un jour été illuminés. "J'ai toujours eu une fascination pour les lieux à l'abandon, mais je n'osais pas y entrer", explique Yves Marchand. "En 2001, lorsque j'ai commencé la photographie, j'ai cherché un sujet. J'ai pensé à ces lieux et soudain, avec l'appareil photo dans les mains, j'ai osé y pénétrer". C'est en photographiant ses premières ruines qu'il rencontre Romain Meffre : le duo est né.
Les photographes réalisent en amont de leurs voyages un gros travail de documentation. Sur des forums ou des bases de données, ils localisent notamment les movie theaters abandonnés des États-Unis. Certains ont été délaissés, d'autres vendus par leurs propriétaires, dans des quartiers paupérisés dont les habitants n'ont plus les moyens d'aller au cinéma. Les énormes façades sont alors recouvertes par les néons d'une supérette low cost, et les coupoles majestueuses cachées par des faux-plafonds auxquels sont suspendus d'autres rangées de néons. Les photos des friches industrielles ou des transformations de ces usines, de ces théâtres et de ces anciens lieux de vies offrent un formidable outil documentaire sur l’architecture des XIXe et XXe siècles, mais aussi sur le développement et le déclin de l'industrie.
* Gunkanjima, récit d'une ville fantôme. Du 25 mai au 3 août à la Polka galerie, 12 rue Saint-Gilles, Paris. Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h30.