« État limite », coupes de folie

« État limite », coupes de folie

« État limite », coupes de folie

« État limite », coupes de folie

Au cinéma le

Dans un hôpital marqué par le manque de moyens, un psychiatre tente de mener à bien sa mission au risque de perdre pied. En se faufilant dans les couloirs d'une institution sous tension, le documentaire État limite met en lumière une dévotion désabusée par un système devenu fou. Le défi éreintant de ce psy interroge notre regard sur la santé mentale, première cible d'une politique de désengagement de l'État aux conséquences désastreuses.

Psychiatre de liaison, le Dr. Jamal Abdel-Kader, arpente les couloirs pour rendre visite aux patients traités dans les différents services de l’hôpital Beaujon. Pour pallier l’absence d’un service de psychiatrie dédié, Jamal fait le lien des Urgences au service de réanimation. Il soigne indifféremment des patients atteints de troubles mentaux comme ceux qui sont maintenus alités par une maladie chronique.

Entre objectifs de rendement et manque criant de moyens, Jamal fait son possible pour apaiser les maux de ces patients aux besoins très particuliers. Une mission folle captée sur le vif par la caméra de Nicolas Peduzzi où se mêle dévotion magnifique et cruel découragement devant l’abandon de l’institution par les pouvoirs publics.

État limite © photo Les Alchimistes - Gogogo Films

Diagnostic

L’état déliquescent de l’hôpital public en France est décidément un sujet qui préoccupe les cinéastes français. Après le très beau Madame Hofmann (2024) de Sébastien Lifshitz – lire notre critique, État limite s’intéresse à l’état de la psychiatrie à travers l’exemple édifiant de l’hôpital Beaujon. Un documentaire que le cinéaste Nicolas Peduzzi a d’abord envisagé comme un hommage à l’institution publique qui a sauvé son père en 1990 et l’a accueilli en service psychiatrique.

État limite s’impose surtout comme un état des lieux alarmant de la psychiatrie en milieu hospitalier : une gestion des « fous » en lutte contre un désintérêt préoccupant. Si la crise sanitaire du Covid a été révélatrice, le mal s’avère bien plus profond. En installant sa caméra à l’hôpital Beaujon, le cinéaste donne la parole à celles et ceux qui subissent la lente dégradation de leurs conditions de travail, Jamal en première ligne.

Au fil des consultations, État limite esquisse un point de rupture dont l’arrivée semble de plus en plus imminente. Dans cette institution que le cinéaste qualifie de « crépusculaire » la parole des soignants se mêle à celle des patients en psychiatrie pour un diagnostic brut, plein d’humanité mais également terrifiant.

État limite © photo Pénélope Chauvelot - Les Alchimistes - Gogogo Films

Human after all

Nicolas Peduzzi considère Jamal comme Sisyphe et l’hôpital comme sa montagne. Une comparaison difficile à contredire alors que sa caméra suit fébrilement le psychiatre dans ce dédale de couloirs qu’il parcourt inlassablement, sans jamais vraiment voir le bout de sa journée de travail.

Fils de médecins syriens établis en France, Jamal a grandi dans l’univers hospitalier. Il s’y sent chez lui. Mais, depuis 5 ans qu’il exerce dans des hôpitaux publics parisiens, le psychiatre ne peut que constater la lente dégradation des conditions de travail. Seul médecin psychiatre dans l’établissement, Jamal doit se dédoubler pour suivre au mieux des patients parfois compliqués à gérer et qui exigent du temps.

Pire que la solitude du soignant, État limite met en lumière l’opposition entre les valeurs humanistes du psychiatre et la lente dérive d’un métier toujours plus tourné vers la rentabilité des chiffres. Une logique d’efficacité alors que les moyens sont réduits que le domaine de la psychiatrie, probablement moins que les autres, ne peut soutenir sans perdre son âme.

État limite © photo Les Alchimistes - Gogogo Films

Thérapie de groupe

Au fil des échanges avec les patients et leurs proches, une réalité s’impose : soigner des personnes souffrant de troubles psychiatriques nécessite du temps et de la souplesse. Deux éléments qui font de plus en plus cruellement défaut. Sans écoute et attention, il ne peut y avoir de confiance. Jamal fait ce constat amer d’une course à la vitesse et au rendement qui annihile toute possibilité de créer ce lien indispensable pour soigner.

D’une patience infinie, le psychiatre tente de prendre le temps pour écouter, apaiser et rassurer. Il cherche ainsi à créer une bulle de protection au sein du rythme effréné de l’hôpital. Cette dichotomie est rendue par la façon de filmer qui capte à la volée les évènements dans les couloirs et arrive à se poser plus sereinement lors d’échanges avec les patients.

Entre les visites, les collègues aussi se livrent, souvent pour confier leur propre désarroi face à l’évolution de leur métier. Ainsi Romain, aide-soignant, Alice et Lara, les internes qui secondent Jamal au quotidien, ou encore Ayman, un ancien patient devenu stagiaire, partagent leurs inquiétudes et désenchantements. État limite agit comme une thérapie de groupe devant une pression devenue insoutenable. Pour Jamal, elle s’est concrétisée en une douleur lombaire illustrant douloureusement l’expression en avoir plein le dos. De quoi faire vaciller des vocations, du désarroi à l’abandon.

État limite © photo Pénélope Chauvelot - Les Alchimistes - Gogogo Films

Trop fou

Après Southern Belle (2017) et Ghost Song (2021) – lire notre critique, Nicolas Peduzzi continue avec ce premier film tourné en France son exploration des addictions et de l’abandon. Les deux thématiques se retrouvent aisément dans les échanges avec les patients, essentiellement des personnes avec des maladies génétiques graves, en fin de vie ou rescapé.e.s de tentatives de suicide.

Au fil des entretiens, État limite dévoile la parole souvent sibylline, parfois confuse, mais souvent touchante de ces patients que la folie repousse en marge de la société. Avec son écoute bienveillante, Jamal tente de les soigner au mieux malgré le manque de temps pour qu’il ne devienne pas manque de considération. Un véritable combat qui rappelle la place primordiale de la psychiatrie pour faire société. Et, au fil du documentaire, un malaise s’installe.

État limite nous confronte en effet à cette folie protéiforme qui intrigue, effraie et ignorée par la société. Un aveuglement d’autant plus coupable que le moindre fait divers impliquant la violence d’une personne atteint de troubles psychiques fait l’ouverture des médias. Rendus fous par une société qui les rejette, certains de ces patients ressurgissent alors sous la forme de menace contre eux même et parfois autrui. Il est alors trop tard. Ce constat cynique et alarmant est l’un de ses enseignements de cette plongée dans les méandres d’un système instable, au bord de l’implosion.

État limite © photo Pénélope Chauvelot - Les Alchimistes - Gogogo Films

En célébrant la lutte acharnée d’un jeune psychiatre aux valeurs humanistes contre un système rigide sur le déclin, État limite ajoute une pierre au mur s’élevant contre la dégradation dramatique de l’hôpital public notamment dans le domaine de la psychiatrie. Un état des lieux bien sombre sur notre capacité à faire société illuminé par la conviction qu’une médecine à taille humaine n’est pas un rêve totalement fou.

> État limite, réalisé par Nicolas Peduzzi, France, 2023 (1h42)

État limite, réalisé par , France, 2023 (1h42)

Date de sortie
Durée
Réalisé par
Nicolas Peduzzi
Avec
Pays
France