Les ONG prennent la rue

Les ONG prennent la rue

Les ONG prennent la rue

Les ONG prennent la rue

25 juillet 2013

Depuis une dizaine d’années, les ONG ont recours à la collecte de fonds, directement dans la rue, pour trouver de nouveaux donateurs. C’est aujourd’hui un métier : recruteur de donateurs. Citazine a voulu comprendre les enjeux d’une pratique encore jeune.

Ils portent une parka l’hiver, un t-shirt l’été. Des uniformes de travail aux couleurs de l’ONG qu’ils représentent. Leur rôle : débusquer les futurs donateurs réguliers, ceux qui acceptent, dans la rue, d’accorder un prélèvement automatique à une association humanitaire. Ce sont les recruteurs de donateurs. Un job difficile où il faut apprendre à se faire envoyer bouler, debout, dehors, toute la journée. « Leur rôle est de trouver les gens qui avaient déjà envie de donner mais attendaient une bonne occasion pour le faire. Ils ne sont pas là pour convaincre ceux qui sont contre les ONG ou rétifs au prélèvement automatique », commente Damien Cousin, chargé des collectes de fonds pour Médecins du Monde (MDM).  

Une source de financement régulière pour les ONG

Initié par Greenpeace dans les années 90 en Autriche, le « street fundraising », ou « face to face », consiste à lever les fonds sur les lieux publics en allant directement à la rencontre des potentiels donateurs. La pratique se développe en France depuis une dizaine d’années et représente aujourd’hui une source de financement fiable et pérenne pour de nombreuses ONG. « Par mission, on gagne en moyenne 500 nouveaux donateurs qui concèdent un prélèvement automatique de 10 euros mensuels », poursuit Damien Cousin. L’avantage majeur de ces campagnes de collectes, c’est qu’au contraire de campagnes de dons ponctuels, l’argent tombe chaque mois. « En moyenne, au bout de cinq ans, un donateur sur deux qui a signé dans la rue donne toujours. Il a complètement intégré le don dans ses comptes ». Il poursuit : « Pour MDM, la rue est le meilleur moyen de collecter des fonds. On est sur un ratio de 1 euro de dépense pour 4 euros récoltés. Puisque nous sommes dans la rue depuis 8 ans, nous récoltons aujourd’hui les fruits des dépenses. »  Ces revenus servent à compléter un programme en manque de financement ou à assurer, en cas d’urgence. Ces dons sont non-affectés et peuvent être utilisés par les ONG en fonction de leurs besoins.

Recruteurs de donateurs à Saint-Paul, Paris. Photo Charli Pacha

La méthode, moderne, directe, a permis de capter un public beaucoup plus jeune. « La population de donateurs ponctuels qui reçoit nos courriers via des campagnes de mailings est assez âgée, de plus de 65 ans. Avec la collecte de rue, on a pu rajeunir considérablement la moyenne d’âge de nos donateurs. Les donateurs recrutés dans la rue ont entre 20 et 40 ans. » Les jeunes sont moins frileux lorsqu’il s’agit de se faire accoster et de donner un RIB dans la rue. Le plus souvent le seuil minimum fixé est de 7 euros.

Les prestataires : les professionnels de la collecte de rue

Une campagne de six semaines coûte en moyenne 70 000 euros à Médecins du Monde. Les recruteurs de donateurs envoyés sur le terrain avec la parka bleue ne sont pas des salariés, encore moins des bénévoles de l’ONG. Ils travaillent pour un prestataire auquel MDM a délégué l’organisation de ses campagnes de recrutements de donateurs. En France, le prestataire historique est ONG conseil. Ce n’est donc ni une ONG, ni une société de conseil mais une SARL fondée en 2004 par Jean-Paul Kogan-Recoing et Jonathan Jérémiasz. Une société aujourd’hui présente au Canada, en Belgique et en Suisse, leader sur le marché de la collecte de fonds dans la rue. ONG conseil, c’est 245 missions organisées en 2012 et plus d’un million de donateurs recrutés depuis le début de l’activité. 

Etudiants, demandeurs d’emploi, idéalistes, marginaux, ils sont désormais nombreux à venir grossir les équipes des recruteurs de donateurs. Depuis 2004, près de 12 000 recruteurs sont passés par la case ONG conseil. Tous reçoivent une formation de deux jours. Le premier jour est consacré à l’acquisition de solides connaissances sur l’ONG. Le deuxième au métier de recruteurs de fonds dans la rue : quelles sont les règles à respecter, les pièges à éviter. « On évite deux profils qu’on oppose généralement mais qui pourtant ont le même défaut : ceux qui manipulent la réalité, parce que la fin justifie les moyens. C’est le profil caricatural du commerçant et le profil caricatural du militant. »

Recruteur de donateur, un job difficile. Photo DR

Les recruteurs dans la rue, envoyés par les prestataires, ne sont pas rémunérés au nombre d’autorisations de prélèvements automatiques recrutés mais à l’heure. « On vend des heures de travail aux ONG et on paie des heures de travail aux employés. Quand l’ONG nous confie un euro, elle récupère entre 2 et 3 euros en 5 ans, entre 3 et 4 en 8 ans. Mais c’est l’association, seule, qui définit si pour elle, une campagne est rentable. »

Damien Cousin juge de la rentabilité d’une campagne au prix que lui a coûté un donateur supplémentaire. Pour lui, le juste prix pour un nouveau donateur est de 150 euros. Compte tenu du fait qu’un donateur verse en moyenne 120 euros par an, il faudra donc plus d’un an avant qu’un donateur verse réellement de l’argent pour la cause qu’il a choisi, après avoir amorti une campagne. 

Depuis les premiers pas de MDM dans la rue, l’ONG a toujours fait appel à un prestataire. ONG conseil, majoritairement, et depuis 2011, Médias Solidaires et Cause à Effet. « On a une grande confiance en eux. On sait que ce sont des pros. On les paie pour mener nos campagnes dans la rue, mais aussi pour véhiculer une bonne image de nous. »

ONG conseils gèrent les campagnes d’Amnesty International, Actions contre la faim, Care, La Croix Rouge, Handicap international, La ligue contre le cancer, Oxfam, WWF…. De nombreuses ONG externalisent la collecte de fonds dans la rue. Ce n’est pourtant pas le cas de Médecins sans Frontière et de Greenpeace. « C’est une démarche militante. Nous estimons qu’il est plus facile de travailler avec des gens qui sont salariés de Greenpeace, qu’on peut arriver à de meilleurs résultats en menant ces opérations directement avec des salariés qui sont nos collègues », commente Ghislain Gardarin, chargé des collectes de fonds dans la rue pour Greenpeace. L’autre raison avancée : le coût d’une campagne. « Ca nous coûte moins cher. » Chez ONG conseil par exemple, le débutant recruteur touche 10,15 euros bruts de l’heure, contre une rémunération de 9,50 euros au bas de l’échelle salariale chez Greenpeace. Autre argument de Ghislain Gardarin : « nous sommes tout à fait à l’aise, ce sont nos propres salariés. »

Les prestataires : trop mercantiles pour être honnête ?

Car les prestataires souffrent parfois d’une image « mercantile » auprès du public. Un mercantilisme qui choque surtout parce qu’associé à l’humanitaire. En effet, le message peut être brouillé auprès d’un public qui souvent connaît mal le système. Non, les jeunes recruteurs sympathiques qui nous accostent ne sont pas d’angéliques bénévoles. Non, ces garçons et filles en dread-locks ne sont même pas salariés de l’ONG qu’ils représentent. « Société commerciale ? Attention ! ONG conseil, c’est une entreprise responsable, c’est une entreprise solidaire, c’est une entreprise qui a une politique d’achat en grande cohérence avec son projet, qui choisit ses prestataires de service en fonction de leur identité sociale et environnementale, qui compense ses émissions de gaz à effet de serre. Ça ne veut rien dire entreprise commerciale ! » Jonathan Jérémiasz, patron d’ONG conseil, s’énerve un peu. Patron, boîte, SARL, lucratif, sont des mots qu’il n’aime pas et dont il se défend en justifiant : « Le monde de l’engagement et de l’humanitaire s’est professionnalisé et parmi ces professionnels, il y a ceux de la collecte de fond dans la rue. C’est très récent et peu connu. Les gens le sauront très vite et ça ne changera pas grand-chose. Ils continueront à aider parce qu’ils savent qu’il faut se professionnaliser ! » Et il a sûrement raison, recruter les donateurs dans la rue est une pratique récente pas toujours connue du grand public. La communication, la transparence, la pédagogie et le temps, voilà ce qui devrait faire qu’entreprenariat et humanitaire ne soient plus forcément antinomiques dans l’imaginaire collectif. 

S’il assure ne plus s’en préoccuper, Jonathan Jérémiasz est tout de même un peu déçu du traitement qui lui est réservé dans la presse. Il veut se débarrasser de cette image sulfureuse : argent, trottoir, humanitaire : « je veux vraiment qu’on soit connu pour ce qu’on est. »

Réunir les acteurs pour organiser le planning

ONG Conseil avait le monopole jusqu’à ce que sa réussite fasse des émules. En 2008, les premiers concurrents appraissent. Parmi eux, Média Solidaire, Cause à Effet ou encore Direct Sud. En tout, ils sont sept à ocuper le terrain. ONG conseil reste leader mais son volume d’heures sur le terrain est passé de 311 000 heures en 2008 à 206 000 heures en 2012 : « En 2008, le volume d’activité global d’ONG conseil a diminué, parce que nous n’étions plus tout seuls. S’adapter à la concurrence, non. Notre façon de faire dès le départ, celle qui nous a semblé juste éthiquement, on la maintient. Même principe, même éthique », assène Jonathan Jérémiasz. Tout de même, il a bien fallu réguler cette foule en parkas massée dans les rues piétonnes des grandes villes. Une régulation incontournable sous peine de brouiller le rôle de l’ONG dans l’esprit des potentiels donateurs, de provoquer un sentiment de sursollicitation et de donner l’impression d’une bataille de trottoir entre ONG.

Les ONG lèvent des fonds dans la rue. | DR

Pour rationnaliser l’occupation de voies, les acteurs de la collecte de fonds, ONG et prestataires ont fait appel voici 2 ans au syndicat des collecteurs de fonds, France Générosités. « Les échanges autour de l’organisation du planning ont commencé en 2007. En 2010, sont apparus les premiers téléscopages (deux équipes au même endroit, ndlr) », commente Isabelle Bourgoin, directrice Gestion et Développement du syndicat. ONG et prestataires sont tombés d’accord sur France Générosités, « afin de ne pas créer une nouvelle entité », poursuit-elle. Le syndicat joue le rôle d’arbitre. Chaque année, entre 15 et 20 représentants siègent autour de la table des négociations pour se partager le trottoir. C’est le nombre de prestataires qui varient : « On voit apparaître et disparaître des entreprises dans le secteur. »

Pour s’entendre, ils s’appuient sur deux textes fondamentaux, la charte éthique, actuellement en cours de révision et le référentiel. La première « liste les principes de bonne conduite de base : ne pas gêner la libre circulation, ne pas gêner les passants, bien se comporter… ». Le référentiel est révisé tous les ans. « Il chiffre les capacités d’accueil des villes et donne des règles de priorités. » France Générosités veille à ce que tout se passe bien sur le terrain. « France Générosités, c’est quatre salariés. On ne peut bien sûr pas être présent partout. Le plus souvent, ce sont les mairies qui nous font remonter les problèmes. »

Trop de parkas dans les rues ?

Pour une ville comme Paris, le volume d’heures de présence sur les voies est fixé à 150 000 heures annuelles. Chacun se coordonne sans trop broncher. « Pérenniser la collecte dans la rue : c’est un enjeu pour assurer leur mission sociale. Les ONG ont compris qu’il était très important qu’elles s’organisent », explique Isabelle Bourgoin. Damien Cousin d’MDM confirme : « On se voit au moins une fois par mois avec les autres associations pour s’entendre sur le planning. On a créé un référentiel pour limiter le nombre d’heures de collectes de rues en France pour vraiment éviter le matraquage ou la sur sollicitation. »

Limiter le matraquage… Greenpeace est pourtant persuadé qu’à Paris, on n’en est pas loin… « On a fait le choix de quitter Paris et de ne plus y recruter, ou presque de donateurs. Grand maximum, on organise une à deux campagnes par an. On trouve qu’il y a trop d’associations. Notre philosophie est de faire moins de volume et plus de qualité. On ne veut pas participer à cette saturation »,  déclare Ghislain Gardarin. « On est moins bien reçu à Paris. Aujourd’hui, les gens voient trois associations le même jour. Ils ont le plus souvent une réaction négative… »

D’ailleurs Jonathan Jérémiasz d’ONG Conseil reconnaît que « Paris est devenue plus difficile que le reste de la France. C’est ici que les gens sont les plus sollicités et les plus pressés. C’est le cas pour toutes les grandes villes. Le plus simple et le plus agréable pour un recruteur, c’est sans doute quand il fait partie d’une équipe itinérante. Des petites équipes, qui passent de petites villes en petites villes ».

Recruteurs de donateurs à Saint-Paul, Paris. Photo Charli Pacha

Sursollicitation ? Matraquage ? Culpabilisation ? Guerre de trottoir ? En tout cas, la collecte de fonds dans la rue se porte comme un charme. ONG conseil est resté 7 000 heures de plus dans la rue qu’en 2011. Près de 80% des recettes de Greenpeace arrivent grâce aux prélèvements. Chez MDM, même son de cloche : « la collecte de rue nous a rapporté en 2012 13  millions d’euros contre 12 millions en 2011. On a dépensé un peu moins mais on gagne toujours un peu plus puisque les donateurs continuent à donner année après année. » L’intérêt de cette pratique pour les ONG est clair : des donateurs fidèles, une source de revenus régulière. Mais la mise en place de telles campagnes coûte cher et se sont toujours les mêmes ONG, les plus visibles qui occupent les trottoirs. « Il faut pouvoir avoir l’argent au départ pour mettre en place des équipes. C’est sans doute plus facile pour une grosse association comme MDM, très connue que pour une plus petite ONG. », reconnaît Damien Cousin. Il y a celles qui peuvent se le permettre et les autres. Qui resteront toujours « les autres ».