« Il faut recenser les suicides ! »

« Il faut recenser les suicides ! »

« Il faut recenser les suicides ! »

« Il faut recenser les suicides ! »

4 mai 2011

Le 26 avril, un salarié de France Télécom se suicidait à Mérignac (Gironde), après avoir adressé une lettre à sa direction, en septembre 2009, évoquant un harcèlement. Ce même jour d'avril, une autre salariée de l'entreprise tentait de mettre fin à ses jours, à Caen. Les suicides sur les lieux de travail sont un phénomène que l'on ne peut plus nier, bien qu'il n'y ait toujours pas de chiffres officiels. Une situation que dénonce Patrick Légeron, psychiatre et fondateur du cabinet Stimulus, qui intervient comme conseil auprès des entreprises. Pour lui, les dirigeants doivent réellement prendre conscience de la nécessité d'une prévention du stress au travail.

  Le stress au travail, un problème de santé publique. | Photo Carl Dwyer, Stock.xchng.com

Quelle est votre réaction face à ce nouveau suicide à France Télécom ?


Cela montre que la problématique du suicide en général n’est absolument pas réglée en France. Notre pays est extrêmement touché par ce phénomène, avec 11 000 à 12 000 suicides par an : la France est très mal placée par rapport aux autres pays. Le suicide n’est pas abordé comme une grande cause de santé publique, alors qu’il y a deux à trois fois plus de morts par suicide que lors d’accidents de la route, par exemple, et que la Sécurité routière est une grande cause nationale.
A la différence de pays comme la Grande Bretagne ou d’Europe du Nord qui ont mis en place de véritables actions pour prévenir le suicide en général, en France, rien n’est fait. Je ne vois pas comment on pourrait efficacement réduire le suicide au travail si on n’a pas une démarche plus globale sur ce sujet.

Cette inefficacité est-elle liée d’abord au fait qu’il n’existe aucun chiffre sur le suicide au travail ?

Dans le rapport de 2008 (rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, élaboré avec Philippe Nasse, NDLR) que nous avions remis à Xavier Bertrand, ministre du Travail, une de nos préconisations portait sur le recensement et l’analyse des suicides au travail. Trois ans plus tard, cette recommandation n’a pas vraiment été mise en place. On ne sait toujours pas combien il y a de suicides en France !

On ne peut donc pas parler de multiplication du nombres de suicides liés au travail ?

Je ne sais pas, aucun spécialiste ne peut vous dire s’il y a une augmentation. Il y a des personnes qui se suicident sur leur lieu de travail, c’est une réalité, oui. Mais quelle est l’ampleur de cette réalité, on ne sait pas. L’urgence, c’est donc d’avoir un recensement correct.
On a recensé, à l’unité près, les personnes qui avaient la grippe A (H1N1) – j’ai entendu parler de 5 423 personnes -, alors qu’une personne qui tousse et qui a un peu de fièvre ce n’est pas très visible. Et on me dit qu’on ne peut pas recenser le nombre de suicides au travail, alors que ce n’est pas compliqué à voir !

Patrick Légeron (à gauche) lors de l'audition de la mission d'information Mal-être au travail. | Photo FlickR, CC, Sénat

Que préconisez-vous lorsque vous intervenez dans les entreprises ?

Il faut mieux structurer l’aide médicale et sociale dans l’entreprise. La formation des managers est importante également : ils doivent être capables d’apporter une aide aux personnes qui souffrent. On a le sentiment que lorsque les gens sont en difficulté, il n’y a pas vraiment d’aide. Soit parce qu’ils ne connaissent pas ces services, soit parce qu’ils n’ont pas les moyens de le faire. Il faut absolument développer les compétences de vigilance et d’aide.
Là encore, cela traine. La formation des managers, c’est aussi une des préconisations du rapport de 2008. Ces managers, dans leur ensemble, et pas seulement les managers de proximité, sont les premiers acteurs de santé dans une entreprise. Pas les seuls, mais les premiers.
Il faut également recréer un lien et un support social forts qui permettront de repérer les individus qui vont mal et les empêcheront de passer à l’acte. Parce qu’aujourd’hui, les salariés sont isolés au travail, or le soutien social, le collectif est primordial.

Constatez-vous que les directions des entreprises sont encore dans un déni du suicide ?

Non. Elles ont quitté progressivement le déni. Mais elles restent dans la peur d’aborder ce problème, de travailler sur des thèmes extrêmement dangereux et de libérer toutes les contestations au sein de l’entreprise. C’est une approche très frileuse du problème, puisqu’il y a une réalité : des personnes se suicident sur leur lieu de travail.
Les entreprises sont aussi dans ce que j’appelle le faux-semblant : certaines font semblant de mettre en place des questionnaires, des accords, des numéros verts pour les salariés mais on voit bien que, même si la vitrine est souvent belle, quand on regarde de plus près, il n’y a pas grand chose. Les entreprises peuvent nettement mieux faire. On n’en est pas encore arrivé à une approche satisfaisante du problème.

Prévenir plutôt que guérir

On a l’impression que les entreprises agissent surtout après un drame plutôt que de faire de la prévention ?

Oui, et c’est dans la culture française, à la différence des pays anglo-saxons. En France, il y a une culture de traitement du problème, de réparation – savoir qui est responsable, qui est coupable, etc. – alors qu’il faudrait une culture de prévention. Pour moi, les partenaires sociaux sont complices. Aussi bien le Medef que les organisations syndicales qui se sont trop préoccupés de gros débats sur lesquels ils s’opposent violemment. La prévention elle, n’est pas abordée.
J’ai d’ailleurs une anecdote à ce propos : j’étais dans une très grosse entreprise française du CAC 40 et quand j’ai demandé ce qui était fait en matière de prévention des risques psychosociaux, on m’a répondu : « on ne fait rien puisqu’on n’a pas de problème« . C’est un peu comme si l’entreprise disait : « non, on n’a pas mis d’extincteurs, ni fait aucune prévention pour le risque incendie, parce qu’on n’a jamais eu d’incendie » ! La prévention, ça ne se fait pas quand on a un problème ! Cette phrase résume l’attitude très répandue dans les entreprises.

Le « plan d’urgence » du gouvernement décrété en 2009, pour la prévention du stress, est-il suffisant ?

Il me semble que les pouvoirs publics font leur job, même s’ils pourraient faire davantage et mieux. C’est quand même eux qui ont contraint les partenaires sociaux à se mettre autour d’une table pour signer en 2008 un accord national interprofessionnel sur le stress au travail [fn]Cet accord s’impose à tous les employeurs, dans tous les secteurs d’activité professionnelle, quelle que soit la taille de l’entreprise. Il transpose l’accord européen du 8 octobre 2004, et vise à « augmenter la prise de conscience et la compréhension du stress au travail par les employeurs, les salariés et leurs représentants » pour « détecter, prévenir, éviter et faire face aux problèmes de stress au travail ».[/fn]. Ce n’était jamais arrivé avant ! Au Danemark, ces accords ont été signés dès 1977 ! Avant 2008, il y avait un silence assourdissant du ministère du Travail. Alors que le problème du stress au travail, cela fait plus d’une quinzaine d’années qu’on en parle en France.
Il pourrait aussi y avoir, un peu comme au Québec, des labellisations : là-bas, le Ministère « labellelise » l’entreprise « en santé », c’est-à-dire celles qui protègent la santé psychologique et même la promeuvent. De mon point de vue, s’il y a quelque chose à booster, c’est davantage les entreprises en elles-mêmes que les pouvoirs publics.

Aucun chiffre officiel n'existe concernant le suicide au travail en France. | Photo BSK, Stock.xchng.com

Les entreprises n’ont donc pas compris les enjeux d’une telle prévention ?

D’abord, le bien-être et les souffrances des salariés sont très peu pris en compte dans les entreprises. Ce n’est pas ça qui les intéresse. Et c’est dommage. Par peur des condamnations par les tribunaux, de nombreuses entreprises se sont mises à faire des choses, et non par volonté d’avoir une démarche plus humaine. Mais l’entreprise n’a pas conscience qu’elle a tout intérêt à mettre en place une prévention. L’enjeu économique est très peu mis en avant.
En France, on parle beaucoup de souffrances, de mal-être au travail avec les conséquences dramatiques comme le suicide, le burnout [fn]L’épuisement professionnel est surtout connu sous l’appellation anglaise burnout. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, il se caractérise par « un sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d’incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail ».[/fn], etc. Mais on n’a très peu d’études scientifiques sur le coût de ces drames. Il y a quelques études nationales très partielles, mais aucune entreprise n’a fait d’étude approfondie.

Est-ce différent à l’étranger ?

Nokia en Finlande a parfaitement compris cela. L’entreprise a constaté que, finalement, s’intéresser à prévenir le stress et à promouvoir la santé psychologique au travail, rapportait de l’argent. Ils ont même calculé un retour sur investissement considérable de un sur trois : chaque euro dépensé leur évite d’en perdre trois ! De même, pour Hydro-Québec au Canada (l’équivalent d’EDF en France, NDLR).
Ces sociétés ont bien compris – et elles le disent de manière cynique – que cette prévention est bonne pour les affaires. Cela diminue l’absentéisme et favorise la productivité car des salariés bien psychologiquement, c’est un gage de performance pour les entreprises. Et là, ils n’hésitent plus à investir dans la prévention. Si de telles études étaient publiées en France, cela inciterait probablement les entreprises à s’y intéresser. Je ne suis pas naïf, je pense que ce n’est pas l’aspect humain mais bien l’aspect économique qui mettra les entreprises dans une démarche vraiment performante de prévention du stress.

> Le stress au travail, Patrick Légeron, Poches Odile Jacob, 2003.