« Human Flow », flux sentimental

« Human Flow », flux sentimental

« Human Flow », flux sentimental

« Human Flow », flux sentimental

Au cinéma le

Armé de sa caméra, l'artiste chinois Ai Weiwei a documenté pendant un an et dans 23 pays différents les fluxs migratoires records qui parcourent la planète. En donnant la parole aux exilés, Human Flow vient contrebalancer les préjugés et discours politiques souvent uniquement répressifs qui excluent totalement l'humain. Dense et émouvant, ce documentaire politique d'envergure met les États et les citoyens face à leurs responsabilités. Essentiel.

Avec plus de 65 millions de personnes à travers le globe contraintes de quitter leur pays pour fuir la famine, les bouleversements climatiques ou la guerre, le monde vit actuellement le plus important flux migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour montrer au plus près la réalité de ces déracinés, l’artiste Ai Weiwei s’est rendu pendant un an dans une vingtaine de pays, terres d’exil ou d’accueil — ou plus souvent de non accueil — et a recueilli les témoignages de ces hommes, femmes et enfants qui ont tout quitté pour se lancer dans l’inconnu, prenant le risque d’y laisser la vie. Au-delà de l’ampleur du phénomène, Human Flow met en lumière les terribles répercussions humanitaires causées par cet afflux massif auquel énormément de pays sont confrontés.

De l’Afghanistan au Bangladesh, de la France à la Grèce, de l’Allemagne à l’Irak, d’Israël à l’Italie, du Kenya au Mexique et à la Turquie, le documentaire établit un état des lieux catastrophique de la situation et met au défi nos sociétés modernes de trouver une solution humaine et efficace face à ce drame mondial aux causes multiples. Alors que la peur, l’isolement et le repli sur soi dictent la politique de beaucoup de pays, la caméra de l’artiste capte des histoires qui appellent à plus d’ouverture et d’humanité, au nom de la liberté et du respect des droits de l’homme.

© 24 Media Production Company

L’humain dans la masse

En 2016, pendant le tournage du documentaire, le monde comptait 40,3 millions de déplacés, 22,5 millions de réfugiés (dont la moitié étaient des enfants) et 2,8 millions de demandeurs d’asile. Ces chiffres vertigineux donnent le vertige et privent les migrants de toute parole audible. Comment se faire entendre lorsqu’on ne représente qu’un individu parmi une masse impressionnante, inquiétante pour certains et très souvent repoussée ? Silhouettes sans nom, sans histoire, nombreux mais invisibles, ces millions de personnes en exil n’existent qu’en tant que flux, des grappes d’humains qui débarquent par bateau pour s’agglutiner devant des frontières résolument fermées. Ai Weiwei s’appuie sur ces chiffres impressionnants dans ce documentaire mais, contrairement à d’autres, il va à la rencontre de ces exilés et libère leur parole pour redonner un visage humain à ce qui est considéré comme beaucoup comme une menace migratoire. De ces témoignages il ressort une quête désespérée de justice et de sécurité — au point de défier la mort — et une volonté qu’aucun discours ou mur ne peut briser. Depuis des camps de réfugiés surpeuplés, les candidats à une vie meilleure évoquent leurs périples en mer à hauts risques et les frontières qui se sont couvertes de barbelés. Human Flow capte toute la détresse, la déception, mais aussi le courage et la résilience de ces migrants qui ne demandent qu’une chance de pouvoir s’intégrer. Dans leur mémoire, ils se remémorent ce qu’ils ont du abandonner, quant au présent il s’agit désormais uniquement de survivre. L’avenir est lui totalement incertain.

Le documentaire démonte au passage les allégations de certains politiques qui fantasment des fluxs de migrants composés uniquement d’hommes en rappelant qu’en 2015 et 2016 300 000 réfugiés et migrants étaient des enfants voyageant seuls. Human Flow offre un tour d’horizon complet sur ce qu’on devrait décrire comme des crises migratoires, toutes n’ayant pas les mêmes causes. Alors que nos yeux sont tournés vers la Syrie et cette guerre que l’on annonce gagnée — on semble oublier l’état actuel de l’Afghanistan —, Ai Weiwei nous invite à ne pas oublier la situation de l’Afrique et sa désertification rapide ou encore le sort des Palestiniens. En prenant en compte les différentes causes d’exil, l’artiste pose sa caméra aussi bien dans les pays que les migrants fuient que dans les camps où ils s’entassent un peu partout dans le monde. Le documentaire fait ainsi un état de lieu très précis et impressionnant des défis posés par cette crise sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est également fascinant et parfois troublant de voir la philosophie des pays face à l’accueil de ces réfugiés qui, selon leur histoire, ne traitent pas la question de la même façon. Alors que la princesse de Jordanie parle d’un devoir d’humanité ou que, plus près de nous, l’Allemagne a décidé de mener une réelle politique d’accueil, les quelques minutes consacrées à la France — le « pays des droits de l’homme » — créé un certain malaise. Focalisé sur Calais, le débat en France sur cette question primordiale de l’accueil se trouve résumé dans la destruction ou non de la « Jungle », sans jamais aborder frontalement le destin des réfugiés. Si le bouffon Donald Trump est décrié et moqué pour la construction de son mur avec la frontière mexicaine, Human Flow nous rappelle qu’il s’agit d’un phénomène d’ampleur. Au moment de la chute du mur de Berlin en 1989, 11 pays étaient isolés par des frontières fermées et des murs. Lors du tournage du documentaire, 70 États avaient mis en place des murs et des clôtures. Le bilan est sans appel : un peu partout, la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés est bafouée par des pays qui se renferment sur eux-mêmes, par conviction ou manque de courage politique.

© 24 Media Production Company

Psychologie de l’exil

Avec ses belles images — malgré le sujet dramatique qu’il traite — et une mise en scène de l’artiste auprès des migrants, Human Flow est le type même de projet qui pourrait être attaqué sur le terrain de l’instrumentalisation de la misère par un artiste qui se donne bonne conscience. Mais il faudrait être franchement malhonnête — ou mal intentionné — pour s’engager dans cette voie. Véritable travail de fond, le documentaire respire la sincérité et l’envie de livrer un regard véritablement nouveau sur cette crise, avec le recul nécessaire et en donnant la parole à ceux qui la vivent. Et si les récits sont parfois choquants — disparition en mer, viol ou esclavage pour certains —, il n’a pas une once de voyeurisme chez Ai Weiwei, juste une écoute pleine d’empathie et bienveillante qui invite à l’échange.

En montrant à travers des images souvent impressionnantes l’ampleur du phénomène et en rappelant ses causes multiples (économique, famine, guerre…), le film n’a pas la prétention de résoudre cette crise mondiale mais donne des pistes de réflexion. Le premier enseignement est probablement qu’il est très compliqué — en dehors de toute compassion naturelle — de se mettre dans la peau de ces réfugiés. Il est en effet impossible de réaliser sans l’avoir vécu la violence psychologique ressentie par un migrant qui passe, en moyenne, 26 ans en dehors de son pays. Le fait d’avoir tout perdu, ses terres, sa maison, son travail et de se retrouver dans un camp sans aucune perspective d’avenir, sans n’avoir rien à faire et donc ne plus servir à rien pour la communauté est une torture pour n’importe quel être humain. Même dans les camps les mieux gérés comme en Allemagne, une jeune fille se confie sur cet ennui mortel qui pèse sur ses occupants. La situation de l’Afghanistan est en soit un terrible symbole de la complexité du sujet. Alors que le président Ashraf Ghani invite ses compatriotes à revenir dans le pays pour le reconstruire — malgré les attentats mortels qui touchent encore la population — certains exilés partis depuis plusieurs décennies et expulsés par le Pakistan ne peuvent pas retrouver leur terres et deviennent réfugiés dans leur propre pays.

Une autre réflexion devrait attirer l’attention des personnes qui ne sont pas touchées par ces témoignages individuels ou qui pensent malgré tout qu’il suffit de les « renvoyer dans leur pays », comme si des personnes prêtes à affronter la mort n’allaient pas tenter de revenir. Il s’agit de l’avertissement d’une spécialiste du sujet qui s’inquiète du futur de ces jeunes adolescents bloqués aux frontières. Alors que l’on cherche à détecter dans les flux de migrants de potentiels jihadistes, on semble négliger la bombe à retardement que constitue tous ces jeunes migrants mis de côté. Il y a un risque énorme à ne pas savoir accueillir ces ados qui ont vécu des choses traumatisantes et dont la frustration est le terreau à une radicalisation potentielle. Si la corde sensible ou l’humanité ne permet pas de faire évoluer les mentalités, ce constat inquiétant — qui fait appel à la peur, seul levier qui semble encore fonctionner — devrait à lui seul aider à prendre au sérieux ce défi terriblement complexe.

Enquête poussée sur la crise migratoire au plus proche de ses victimes, Human Flow récolte des témoignages pour offrir des visages et des histoires à ce flux de migrants tellement vaste qu’il en devient abstrait. Fort et nécessaire, le documentaire utilise la sensibilité de l’artiste pour mettre sur la table toutes les cartes de ce casse-tête mondial en faisant appel à ce que nous possédons de plus précieux pour le résoudre, notre humanité.

> Human Flow, réalisé par Ai Weiwei, Allemagne – États-Unis – Chine, 2017 (2h20)

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